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Mise à jour : 27 juin 2025 |
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Bisesero sur la Crête Zaïre-Nil qui domine le lac Kivu est un haut-lieu de la résistance des Tutsi aux attaques qu'ils subissent depuis 1959.
En 1994, ils organisent la résistance aux tueurs. L'attaque générale du 13 mai massacre des dizaines de milliers de Tutsi mais il restent encore des survivants au mois de juin.
Alors que les soldats du FPR étaient encore loin de cette région, le préfet de Kibuye Kayishema rapporte au Gouvernement intérimaire que les Tutsi de Bisesero sont des infiltrés du FPR. Ce ne sont que des éleveurs de vaches qui n'ont jamais vu le FPR.
Le préfet demande des armes et le soutien de la gendarmerie pour faire le ratissage dans le cadre de la défense civile du secteur de Bisesero.
À l'annonce de l'opération Turquoise, le Gouvernement intérimaire décide d'en finir avec la présence des Tutsi à Bisesero, considéré comme un sanctuaire du FPR. Il demande au commandant militaire de Gisenyi, le colonel Nsengiyumva, d'y envoyer des troupes pour appuyer l'opération de ratissage de la population.
À la veille de l'opération Turquoise, réunis en Conseil restreint autour du Président Mitterrand, l'amiral Lanxade, chef d'état-major des armées, déclare « Un des problèmes est l'établissement d'un contact technique avec les F.A.R. en gardant une visibilité réduite », ce qui témoigne de l'intention de profiter de l'opération humanitaire pour soutenir discrètement l'armée rwandaise. Le ministre de la Défense Léotard affirme « le FPR tente de s'emparer complètement de Kigali et fait effort sur Butare et Kibuye ». Cette annonce d'une offensive du FPR sur Kibuye reprend la propagande du Gouvernement intérimaire qui assimile les derniers résistants de Bisesero au génocide des Tutsi à des combattants du FPR.
Les premiers militaires français débarqués à Goma en éclaireurs sont informés de la poursuite des massacres dans la région de Kibuye. L'Américaine Farrington, supérieure des Sœurs de Kibuye, rencontre le colonel Lebel les 21 et 23 juin. De même, quelques échappés des massacres comme Josué Rubambana leur parlent des massacres en cours à Bisesero.
Alors que l'opération Turquoise est censée être neutre, le colonel Rosier, commandant des forces spéciales (COS), s'entretient avec les dirigeants du génocide. Il rencontre le colonel Nsengiyumva le 22 juin, puis les ministres Bicamumpaka des Affaires étrangères et Bizimana de la Défense le 24 juin, ainsi que les préfets Bagambiki de Cyangugu et Kayishema de Kibuye.
En 1992, le colonel Rosier a fait doter l'armée rwandaise de canons de 105 pour augmenter sa puissance de feu contre le FPR. Les artilleurs français en ont fait la démonstration lors des combats de Byumba en juillet 1992. Chef de l'opération Noroît, il est proche des responsables militaires rwandais qui le remercient en le faisant décorer. Ayant combattu le FPR, il est tout sauf neutre.
Arrivé à Cyangugu avec les premiers soldats français de l'opération Turquoise, le colonel Rosier n'a pas l'intention de désarmer les miliciens qui sont les principaux auteurs des massacres. « Ils font la guerre, dit-il, par souci de neutralité, nous n'avons pas à intervenir ».
Le 26 juin, les journalistes Sam Kiley du Times et Vincent Hugeux de l'Express rencontrent une colonne française commandée par le capitaine Bucquet. Kiley lui montre Bisesero sur la carte où se trouvent des Tutsi. La scène est filmée par CNN.
Le capitaine de frégate Gillier s'installe le 27 juin avec ses commandos de marine à Gishyita, à 5 kilomètres de Bisesero. Le bourgmestre Sikubwabo prétend que le FPR se trouve dans la région de Bisesero et mène des raids qui terrorisent la population. Gillier est témoin d'une attaque menée le matin du 27 juin par les miliciens dirigés par le bourgmestre. Il s'entretient aussi avec le ministre de l'Information Niyitegeka.
Des commandos de l'air dirigé par le lieutenant-colonel Duval, alias Diego, s'installent à Kibuye dans une école tenue par des religieuses. Celles-ci leur révèlent que les massacres se poursuivent à Bisesero. Le 27 juin 1994, Duval monte à Bisesero avec un petit groupe de reconnaissance et des journalistes. Ils rencontrent des Tutsi traqués comme du gibier mais les abandonnent, leur promettant de revenir dans deux ou trois jours. Duval informe sa hiérarchie sur la situation de ces survivants, mais celle-ci prétend qu'il n'a envoyé son rapport que le 29 juin comme indiqué sur son fax conservé aux archives militaires. Comment y croire alors qu'il a téléphoné et faxé à son retour à Kibuye le 27 au soir ? Rosier lui interdit de retourner à Bisesero. Duval le confirmera une seconde fois devant le juge Choquet.
Vers 15 h le 27 juin, le PC du général Lafourcade, commandant l'opération Turquoise informe Paris que des Tutsi sont massacrés dans la région de Gisovu par des miliciens. Ce sont les miliciens que Gillier voit partir et revenir à Gishyita.
Ce soir là, son supérieur, le colonel Rosier, révèle aux journalistes que des éléments du Front patriotique rwandais (FPR) se seraient infiltrés près de Kibuye et auraient affronté la «défense civile». «Le FPR est infiltré très, très loin en territoire du gouvernement rwandais», dit le reporter de France 2, «sa volonté est de couper en deux ce qu'il reste du Rwanda». TF1 annonce également qu'un accrochage entre 1 000 à 2 000 hommes du FPR et les milices hutu appuyées par l'armée gouvernementale se serait déroulé à 15 kilomètres de la ville de Kibuye. La mystification est totale, les Tutsi traqués deviennent des agresseurs.
Durant trois jours, les attaques contre ces « morts-vivants » ne cessent pas, alors que des commandos de marine français observent avec leurs jumelles à 5 kilomètres de là et laissent passer les assassins armés de fusils, de machettes et de bâtons cloutés.
Le 28, Rosier fait évacuer par hélicoptères les Sœurs de Namur à Kibuye. Elles ne risquaient plus rien puisque les commandos français logeaient dans leur école. Une vidéo de l'ECPAD montre Rosier écoutant le récit de la rencontre avec les Tutsi la veille à Bisesero. Le sergent Meynier lui parle de ces « mecs qui se trimballaient avec des morceaux de chair arrachée ». « Hum, hum, ouais, ouais », fait le colonel, tout en essuyant sa veste de ses mains. Le colonel Rosier est donc parfaitement informé des massacres toujours en cours à Bisesero.
Le « Communiqué aux Autorités COSA le 28 soir » (Objet: CRQ du 28 juin) contient ceci : « Un SITREP FAR concernant les opérations d'hier dans la région KIBUYE mentionne que ce sont les FAR qui ont été surpris pendant la mep et la préparation de leur opération. Elle serait remise à demain ». En clair, un « Situation Report » des Forces armées rwandaises -- qui participent au génocide -- mentionne qu'elles ont été surprises hier, 27 juin, pendant la mise en place et la préparation de leur opération. Quelle opération ? Celle du 27 observée par les commandos de marine depuis Gishyita. Surprises par qui ? Par la reconnaissance de Diego dans les montagnes de Bisesero sur un renseignement donné par les Sœurs de Kibuye. L'opération serait donc remise au lendemain 29, jour de la visite du ministre François Léotard.
Effectivement le 29, quand celui-ci est à Gishyita, «des coups de feu résonnent régulièrement sur la crête» rapporte Corine Lesnes du Monde. Pendant que le ministre inspecte ses troupes mandatées par l'ONU pour arrêter les massacres, le nettoyage ethnique se poursuit là-haut à Bisesero. Pressé par des journalistes qui lui disent qu'ils ont vu là-haut « quatre enfants aux mains brûlées » et qu'il y aurait « encore trois mille Tutsis prisonniers », le ministre dit, selon Corine Lesnes, «demain, on va y aller».
Mais les informations communiquées aux journalistes par les responsables français sont tout autre. Selon eux, des membres du FPR se sont infiltrés près du lac Kivu et harcèlent des villages situés au sud de Kibuye, visant à couper la zone gouvernementale. Selon les commandos de marine, il y aurait 1 000 à 2 000 « combattants du FPR » fortement armés à 3 ou 4 km de Gishyita au bord du lac Kivu.
En fait l'ordre donné le 30 juin aux commandos de marine est d'évacuer le prêtre français Jean-Baptiste Mendiondo, curé de Mukungu. Ils traversent Bisesero sans s'arrêter. Ce sont des journalistes, Michel Peyrard et Benoît Gysembergh de Paris-Match et Sam Kiley qui alertent des militaires français restés en arrière, le capitaine Dunant du 13eme RDP et l'adjudant-chef Prungnaud du GIGN. Ceux-ci retournent à Bisesero, protègent les survivants tutsi menacés par des militaires rwandais et déclenchent l'opération de secours.
Au vu de ces faits, il semble que l'opération Turquoise outre son objectif humanitaire affiché visait aussi à maintenir le gouvernement intérimaire rwandais, son armée (les FAR) et ses milices dans la moitié ouest du Rwanda et à forcer le FPR à négocier. Les militaires français ne devaient pas prendre ouvertement partie dans les combats menés par les FAR et les milices contre le FPR. Mais il fallait renforcer les FAR et les milices afin d'arrêter la progression du FPR. Les responsables français étaient persuadés que le FPR avançait par infiltration et que tout Tutsi était un combattant du FPR en puissance. De plus, alors que l'armée rwandaise se débandait, il n'y avait que les milices et les groupes d'auto-défense qui manifestaient leur volonté de se battre contre le FPR.
Le colonel Rosier, très proche de l'armée rwandaise, a été chargé de prendre les premiers contacts avec les responsables rwandais civils et militaires. Avec le lieutenant-colonel Nsengiyumva, ils ont convenu de s'échanger des informations et, comme celui-ci était chargé de soutenir les opérations de ratissage à Bisesero, Rosier aurait convenu avec lui de laisser cette opération se terminer afin d'éradiquer toute présence FPR en zone gouvernementale considérée comme le pays hutu. La reconnaissance à Bisesero aurait été une initiative propre au lieutenant-colonel Duval. Rosier a refusé le sauvetage qu'il proposait et a informé les journalistes de la découverte de combattants du FPR parvenus sur les montagnes dominant le lac Kivu. Ce qui permettait de laisser faire les massacres au vu et au su des militaires français. Si bien que lors de la visite du ministre Léotard le 29 juin, l'opération d'extermination des Tutsi se poursuivait et le commandement français en avait connaissance comme le révèle la note COS du 28 juin 1994 (cote SHD 2003 Z 17/23 ; D5023). C'est à l'initiative de journalistes et de militaires français peu enclins à soutenir les massacreurs que cette opération de chasse aux Tutsi a dû s'interrompre.
Cette connivence augmentée de la tromperie à présenter les victimes comme des tueurs, sont des preuves de complicité active avec les auteurs du génocide. Malgré cela, la justice française a décidé le 7 septembre 2022 de clore par un non-lieu l'instruction des plaintes de six Rwandais contre l'armée française.