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9 avril 2024
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Ambassadeur Marlaud : « Les Hutu, tant qu'ils auront le sentiment que le FPR essaie de prendre le pouvoir, réagiront par des massacres ethniques »

Numéro : 315
Date : 25 avril 1994
Auteur : Marlaud, Jean-Michel
Titre : Note du ministère des Affaires étrangères. Attentat du 6 avril 1994
Source : Quai d'Orsay
Fonds d'archives : MIP
Résumé : L'attentat qui a coûté la vie au Président Habyarimana, et qui est la cause immédiate des évènements que connaît aujourd'hui le Rwanda, est probablement l'œuvre du FPR. L'avenir de ce pays et de la sous-région dépend de l'équilibre qui s'instaurera, sur la base duquel devra être négocié un accord politique.
Commentaire : Cette note de Jean-Michel Marlaud, ambassadeur de France au Rwanda rapatrié en France, a pour but d'accuser le FPR qui est déclaré d'emblée auteur de l'attentat contre le président Habyarimana. Cependant, elle recèle plusieurs constats qui contredisent sa thèse. Il admet que les tirs de missiles sont partis de Kanombe où se trouve un camp militaire de l'armée rwandaise. Celle-ci, écrit-il, « aurait pu trouver le moyen de saboter les accords à un moindre coût pour elle », ce qui semble admettre que l'armée gouvernementale refusait les accords de paix. Par ailleurs, sa description des évènements est à peu près exacte : « La mort du Président et des principaux responsables de l'armée et de la sécurité, en déclenchant le cycle de représailles meurtrières exercées par une partie de la garde présidentielle à l'encontre de l'opposition et des tutsi, a donné un prétexte à l'intervention militaire du FPR ». Il reconnaît donc que le FPR n'est pas passé à l'attaque aussitôt après l'attentat contre l'avion de président mais bien pour stopper les massacres entrepris par la garde présidentielle. Il précise encore plus loin « qu'à l'annonce de la mort du Président, les exactions ont tout de suite commencé et donné un fondement à l'intervention armée du FPR ». L'ambassadeur de France reconnaît donc que le FPR a engagé le combat contre les auteurs du génocide. Mais il fait ce constat pour ensuite renverser les rôles. Sa phrase complète est celle-ci : « S'il est exact qu'à l'annonce de la mort du Président les exactions ont tout de suite commencé et donné un fondement à l'intervention armée du FPR, aujourd'hui la situation est plutôt inverse : les Hutu, tant qu'ils auront le sentiment que le FPR essaie de prendre le pouvoir, réagiront par des massacres ethniques ». Si le FPR était fondé à reprendre le combat contre les exactions au début, maintenant, aux yeux de l'ambassadeur, il est en quelque sorte le responsable des massacres ethniques parce qu'il « essaie de prendre le pouvoir ». Jugeant, après une longue démonstration tirée par les cheveux en l'absence d'indices matériels, que le FPR est responsable de l'attentat et de la poursuite des massacres, l'ambassadeur de France semble admettre la légitimité des tueries perpétrées par les Hutu pour empêcher le FPR de prendre le pouvoir. Cette stratégie de tuer les Tutsi de l'intérieur pour contrer une attaque militaire des Tutsi réfugiés à l'étranger n'est pas nouvelle au Rwanda. Elle a été souvent pratiquée notamment à Noël 1963. Elle a été évoquée explicitement par le président Grégoire Kayibanda le 11 mars 1964. Mais ce qui est grave ici, c'est que cette stratégie de génocide, qui est une stratégie de dissuasion par la machette, est endossée par le représentant de la France, un pays qui se réclame aussi d'une stratégie de dissuasion pour défendre son territoire national. De même qu'il était légitime de détruire Moscou à coup d'armes nucléaires si l'Armée rouge envahissait la France, de même serait-il légitime aux yeux de l'ambassadeur, que les Hutu, seuls véritables Rwandais, massacrent les Tutsi qui les envahissent depuis l'Ouganda.
Citation: 6.E.1. Note du ministère des Affaires étrangères, 25 avril 1994, Attentat du 6 avril 1994 A/S : RWANDA. Déclassifié L'attentat qui a coûté la vie au Président HABYARIMANA et qui est la cause immédiate des événements que connaît aujourd'hui le Rwanda est probablement l'œuvre du FPR. L'avenir de ce pays et de la sous—région dépend de l'équilibre qui s'instaurera, sur la base duquel devra être négocié un accord politique. * ** La destruction de l'avion du Président HABYARIMANA, le 6 avril dernier, a été selon toutes probabilités provoquée par un attentat. Trois témoignages directs (directeur de cabinet et fille du chef de l'Etat, commandant de la garde présidentielle de Kanombe) font état de tirs. Ces témoignages sont corroborés par d'autres, qui ne sont pas toujours issus de milieux favorables au Président HABYARIMANA. Aucun élément matériel ne permet à l'heure actuelle de déterminer la responsabilité de cet attentat. Le FPR nie en être l'auteur et l'attribue à des éléments hostiles aux accords d‘Arusha, notamment de la garde présidentielle. Certes, aucune hypothèse ne peut être définitivement écartée. La thèse d‘une responsabilité de proches du Président HABYARIMANA est cependant d'une très grande fragilité. Elle repose sur le fait que les tirs provenaient de Kanombe, où se trouve un camp de la garde présidentielle. Mais rien ne prouve qu'ils venaient de l'intérieur de ce camp. Le désarroi des autorités rwandaises au lendemain de l'attentat et leurs premières décisions (désignation d'un chef de l'Etat et d'un gouvernement intérimaires, appel au dialogue avec le FPR) ne cadrent pas avec l‘idée d'un coup monté par elles. Enfin, la mort dans un même attentat du Président de la République, du Chef de la Sécurité et du Chef d'Etat—Major de l'Armée a affaibli gravement l'armée rwandaise, qui aurait pu trouver le moyen de saboter les accords à un moindre coût pour elle. _2_ La responsabilité du FPR, sans être prouvée, est beaucoup plus vraisemblable. Les indices matériels sont peu nombreux : rumeurs persistantes selon lesquelles le Front disposait à Kigali de missiles Sam, départ pour Mulindi de la quasi—totalité des responsables du FPR dans les jours précédant l'attentat. Surtout, il semble bien que le FPR ait pris conscience au cours de ces derniers mois du fait que la transition prévue à Arusha ne débouchait pas pour lui sur une prise du pouvoir. Les accords semblaient à priori très favorables au Front. Sa stratégie reposait, semble-t-il, sur les éléments suivants : — s'allier aux partis d'opposition de l'intérieur pour obtenir une majorité systématique des 2/3 a l'Assemblée et au gouvernement, — remplacer totalement l'administration locale avant l'issue de la transition, — déconsidérer le Président HABYARIMANA et son entourage par des procès touchant aux Droits de l'Homme et à des affaires de corruption, avec l'issue possible d'une destitution (selon le mécanisme prévu à Arusha), Or, il apparaissait de plus en plus clairement au fil des semaines que le succès de cette stratégie n'était pas assuré : — les partis d'opposition de l'intérieur, alliés au FPR lors des négociations d'Arusha pour enlever ses pouvoirs au chef de l'Etat, ont eu tendance après avoir atteint ce résultat à reprendre leurs distances vis— â-vis du FPR pour qu' il n' en soit pas le seul bénéficiaire. Cette évolution se faisait, soit par recentrage progressif de l'ensemble du parti (cas du PSD, sous l'influence de M. GATABAZI jusqu'à son assassinat), soit par éclatement des partis en tendances (cas du PL, divisé en deux factions nettement marquées en faveur du FPR et du Président ; cas du MDR, où le futur Premier Ministre, indulgent à l'égard du FPR, n'était pas soutenu par la majorité de son parti se réclamant de la révolution anti-tutsi de 1959 et du Parmehutu), — l'assassinat du Président NDADAYE du Burundi, en octobre 1993, a recomposé le paysage politique en fonction des clivages ethniques, qui se sont brutalement aggravés. Dès lors, le langage du FPR —récusant les différences ethniques et se présentant comme un mouvement politique— était en décalage par rapport à l'opinion rwandaise. Le fossé ne séparait plus les camps du "changement" (FPR + opposition) et du conservatisme (le parti présidentiel), mais les "républicains" (héritiers de la révolution de 1959 qui a porté les hutu au pouvoir) et les partisans du FPR, — Enfin, l‘opinion internationale, qui depuis le début de la guerre en octobre 1990 s'était généralement montrée ouverte aux thèses du FPR, évoluait dans un sens qui n'était pas toujours favorable au Front, comme en a témoigné la déclaration conjointe des pays observateurs et du représentant spécial du secrétaire général des Nations Unies, publiée à Kigali et donnant tort au FPR sur la question spécifique de l'entrée de la CDR dans les institutions. Le FPR se trouvait donc dans une situation inconfortable : l'arithmétique parlementaire et gouvernementale ne lui donnait plus le contrôle des institutions, les obstacles à la mise en place de ces dernières se multipliaient, des problèmes logistiques sérieux (notamment d'approvisionnement) commençaient à se poser dans la zone qu'il contrôlait. Il semble qu‘une réédition du scénario de janvier- février 1993 l'ait alors tenté : pousser les FAR à la faute pour avoir le prétexte d'une reprise des combats. Plusieurs incidents en zone démilitarisée et assassinats n'ont cependant pas suffi à susciter une réaction des autorités rwandaises, qui craignaient effectivement un piège de ce type. La mort du Président et des principaux responsables de l'armée et de la sécurité, en déclenchant le cycle de représailles meurtrières exercées par une partie de la garde présidentielle à l'encontre de l'opposition et des tutsi, a donné un prétexte a l'intervention militaire du FPR. * * * L'avenir du Rwanda se joue aujourd'hui d'abord sur le terrain. Le FPR a remporté des succès militaires, mais la 'résistance des FAR ne’ lui. a pas permis pour l'instant de prendre un avantage décisif. La nomination du Colonel BIZIMUNGU, commandant du secteur opérationnel de Ruhengeri, témoigne de la détermination de l‘armée rwandaise. Le problème des renforts dont pourra disposer le FPR, en provenance des troupes ougandaises en cours de démobilisation, et de l'approvisionnement des deux parties en munitions, revêtira une importance cruciale. Le rapport de forces qui s'établira devra ensuite se traduire en termes politiques. A cet égard, chaque partie a ses problèmes. Pour les autorités rwandaises, il s'agit de trouver un dirigeant qui puisse se ‘poser en successeur du Président HABYARIMANA et en fédérateur des hutu. Il ne semble pas à l'heure actuelle se dégager des rangs du MRND (parti présidentiel), dont les principaux responsables sont plutôt réputés pour leur longue fidélité à 1Jancien Président que pour leurs capacités de meneurs d'hommes. Peut—être le MDR, héritier de 1959, du Parmehutu et de la première République, dont les bastions sont au sud du pays, recèle—t—il un tel homme en son sein, mais celui—ci devra alors se faire accepter par l'armée (majoritairement issue du nord). Du côté du FPR, le problème essentiel est celui de la transformation politique d'une éventuelle victoire militaire. Le FPR, seul, réduit à sa dimension tutsi (malgré la présence de quelques responsables hutu), peut difficilement espérer tenir le pays. Il doit donc, comme il l'avait prévu initialement dans le cadre de la mise en œuvre des accords d'Arusha, trouver des alliés. Il est confronté pour ce faire à une triple difficulté : sa propre rigidité intellectuelle, qui le conduit à écarter tout accord avec le 'MRND alors qu'il admettait lui—même encore récemment que le parti présidentiel représente une véritable force politique dans le pays ; la mort de la plupart des responsables d'opposition qui auraient pu jouer un rôle de force d'appoint tout en ayant une réelle implantation dans le pays ; la réticence probable de personnalités rwandaises à l'idée de s'allier à un parti qui est perçu comme l'expression des seuls tutsi. Dans ce contexte, les efforts de notre pays devraient porter sur les points suivants : — le maintien d'une certaine présence internationale au Rwanda. La MINUAR reste utile, parce qu'elle peut permettre aux belligérants de se rencontrer en terrain neutre au moment où ils seront prêts à rouvrir des discussions et parce qu'elle sera le garant international d'un éventuel accord. La disparition de la MINUAR ne nous permettrait sans doute plus d'obtenir du Conseil de Sécurité, le moment venu, une nouvelle résolution la ressuscitant. De même, la MONUOR (mission d'observateurs à la frontière ougando-rwandaise) devrait être maintenue et même renforcée, pour être en mesure d‘exercer effectivement son mandat. Non seulement elle n'est rattachée à la MINUAR que de façon administrative (à la demande expresse de l'Ouganda), mais son personnel, déployé du seul côté ougandais, ne court aucun risque. Le risque d‘être surpris par la communauté internationale en flagrant délit d'assistance au FPR est de nature a jouer un rôle modérateur sur le Président MUSEVENI. La clef du problème rwandais est en effet pour une part entre les mains ougandaises. Le soutien du FPR en hommes (démobilisés), en matériel et en munitions dépend essentiellement de Kampala. Nous avons les moyens de peser sur les décisions ougandaises, en soulignant le risque pour l'Ouganda d'une pérennisation de l'instabilité au Rwanda (très probable dans l'hypothèse d'une victoire militaire du FPR), en replaçant cette question dans le cadre de notre dialogue politique global avec l'Ouganda et en usant aussi des arguments financiers, bilatéraux (don du Trésor) et multilatéraux (Banque Mondiale). — la communauté internationale devrait continuer d'être mobilisée en faveur d'une solution aux problèmes rwandais. En particulier, les appels au cessez—le—feu pourraient être plus pressants. C'est le FPR qui refuse un cessez—le—feu, comme l'avait fait l‘UNITA en Angola. L'argument selon lequel il ne cessera les combats que lorsque les exactions et les massacres s'interrompront renverse la chaine des causalités. S'il est exact qu'à l'annonce de la mort du Président les exactions ont tout de suite commencé et donné un fondement à l'intervention armée du FPR, aujourd'hui la situation est plutôt inverse : les Hutu, tant qu'ils auront le sentiment que le FPR essaie de prendre le pouvoir, réagiront par des massacres ethniques. Seul un arrêt des combats pourrait permettre une reprise progressive de la situation en mains.

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