Fiche du document numéro 32131

Num
32131
Date
Mardi 7 avril 1998
Amj
Auteur
Taille
3943578
Titre
Audition de M. Filip Reyntjens, professeur à l'université d'Anvers
Nom cité
Source
MIP
Fonds d'archives
MIP
Extrait de
MIP, Auditions
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de M. Filip REYNTJENS
Professeur à l’université d’Anvers
(séance du 7 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Filip Reyntjens,
professeur à l’université d’Anvers.
M. Filip Reyntjens a d’abord évoqué les signes avant-coureurs du
génocide. Il a exposé que le génocide des Tutsis et les massacres
d’opposants hutus avaient été précédés par des “ répétitions générales ” à
échelle plus réduite. Même s’il y a eu des massacres dès les premiers jours de
la guerre en octobre 1990, les signes d’une déstabilisation programmée
deviennent visibles vers la fin de 1991. Les massacres “ téléguidés ” du
Bugesera (mars 1992), de Kibuye (août 1992) et du nord-ouest (fin 1992 -
début 1993) ont été des tentatives, dans un premier temps, de saborder le
processus de démocratisation, dans un second temps, de faire échec aux
négociations d’Arusha. Les auteurs de ce projet violent sont connus, appelés
“ réseau zéro ” ou “ escadrons de la mort ”, ils se situent dans l’entourage
politique, régional ou familial immédiat du Président Habyarimana. Pour ce
groupe, la démocratisation d’abord, les négociations avec le FPR ensuite,
constituaient une menace vitale, puisqu’à l’issue de ce double processus ils
perdraient les nombreux privilèges matériels et immatériels inhérents au
contrôle de l’Etat.
M. Filip Reyntjens a considéré que ce projet qui a connu son
aboutissement d’avril à juin 1994 était en réalité issu d’un processus.
L’idéologie et l’instrument du génocide s’étant développés progressivement,
il n’y a pas eu, à un moment précis, la volonté de mettre en place le dispositif
qui allait permettre de le perpétrer. Lorsque, entre 2 et 5 heures du matin le
7 avril 1994, la machine est mise en route -notamment par le Colonel
Théoneste Bagosora- elle existait, sans avoir été créée à une date précise.
A divers moments, depuis 1992 au plus tard, la communauté
internationale a été avertie de l’émergence de ce phénomène, à la suite
notamment de la publication en mars 1993 du rapport d’une commission
internationale d’enquête (l’Ambassadeur Georges Martres qualifiera de
“ rumeurs ” les accusations relatives aux très graves abus du début 1993).
En janvier 1994, la teneur d’un fax alarmant adressé au siège de l’ONU à
New York par le Général Dallaire a été communiquée aux ambassades
américaine, belge et française à Kigali.
Abordant ensuite la question de l’engagement de la France au
Rwanda, M. Filip Reyntjens a d’abord précisé qu’en soi, apporter un soutien
politique, diplomatique voire militaire à un pays ami qui fait l’objet d’une
agression n’est pas forcément illégitime. C’est ce que la France a fait dès
octobre 1990 au Rwanda. Cependant, dans les circonstances particulières de
ce pays (transition politique, situation des droits de la personne,
criminalisation de l’Etat...), pareil appui comporte des devoirs et des
responsabilités. Dans le cas du Rwanda, il convenait d’être très attentif à la
situation des droits de la personne, au bon déroulement du processus de
démocratisation, et à la mise en application effective des accords de paix, une
fois ceux-ci conclus à Arusha. Le pays -en l’occurrence la France- qui
apportait ce soutien disposait de leviers que d’autres n’avaient pas. Or, pour
des raisons qu’il incombe à la mission d’information d’identifier, la France
n’a pas assumé ses devoirs et responsabilités.
M. Filip Reyntjens a estimé qu’elle avait au contraire objectivement
soutenu les responsables du projet violent évoqué au début de son exposé, en
s’abstenant de les décourager et en donnant l’impression que, forts de l’appui
français, l’impunité leur était garantie. Que l’autre partie, le FPR, ait
également commis de graves abus et porte une part de responsabilité dans le
drame rwandais, ne diminue en rien ce constat. Au contraire, la France aurait
pu dénoncer le FPR de façon plus crédible si elle avait également pris ses
distances par rapport au régime en place.
S’efforçant alors de décrire le contexte régional, M. Filip Reyntjens
a insisté sur le fait que si, entre le Rwanda et le Burundi la référence à l’autre
est toujours présente (composition ethnique similaire bien que non identique,
passé colonial commun, échange de réfugiés), les similitudes, les interactions
réciproques et l’interdépendance des problèmes ne doivent toutefois pas faire
oublier qu’il s’agit souvent de “ faux jumeaux ”, ayant chacun une histoire,
ancienne et contemporaine, distincte. Cela dit, dès la fin des années 1950 on
observe une sorte de dialectique perverse, les conflits dans un pays
exacerbant ceux de l’autre et vice-versa. Ainsi, pour la période qui intéresse
plus spécialement la mission d’information, le coup d’Etat du 21 octobre
1993 au Burundi et l’assassinat du Président (Hutu) Ndadaye par des
éléments de l’armée burundaise largement dominée par les Tutsis, ont porté
un coup fatal aux accords d’Arusha. Avec le bénéfice du recul, et même si
rien n’est plus facile que de prédire le passé, on pourrait dire que ces accords
sont morts avec Ndadaye. A son tour, le génocide rwandais a renforcé de
façon compréhensible la peur des Tutsis burundais, ainsi rendant plus difficile
encore la recherche d’une solution négociée pour sortir de l’impasse violente
dans laquelle se trouve le Burundi depuis fin 1993.
Des alliances régionales ont pesé sur les conflits internes, et elles
continuent de le faire aujourd’hui, de façon d’ailleurs plus néfaste encore
qu’en 1994. A l’époque, entre 1990 et 1994, le régime du Président Mobutu
soutenait l’ancien régime rwandais, alors que le FPR était appuyé par le
Président Museveni. Zaïrois et Ougandais étaient dès lors des concurrents
régionaux dans la région des Grands Lacs, mais également au-delà : ainsi,
Museveni, avec l’appui des Etats-Unis et du Royaume-Uni, soutenait la
rébellion du Sud-Soudan, tandis que Mobutu, appuyé par la France, était allié
du Gouvernement de KhartouM. Il faut ajouter que ce phénomène
d’affrontements à l’échelle régionale s’est aujourd’hui aggravé : au début de
l’année 1998, une quinzaine d’acteurs armés (armées gouvernementales,
anciennes armées gouvernementales, groupes rebelles, milices tribales...)
étaient actifs dans la région, tous raisonnant dans la logique selon laquelle
“ les ennemis de mes ennemis sont mes amis ”, concluant des alliances
conjoncturelles et dès lors fragiles et changeantes, et ignorant largement les
frontières nationales : ainsi, les Congolais de Kinshasa donnent-ils à l’armée
rwandaise le surnom de “ soldats sans frontières ”.
Traitant alors de l’évolution de la situation politique, M. Filip
Reyntjens a expliqué que, dès le milieu de 1993, on passe d’une opposition
entre trois catégories d’acteur (MNRD, opposition intérieure, FPR) à un
affrontement entre deux pôles. De là, on le verra, l’enjeu de plus en plus
crucial d’une arithmétique très serrée, notamment pour l’attribution des
sièges à l’Assemblée nationale de transition. Les partis politiques de
l’opposition intérieure se scindent en deux ailes, l’une favorable au processus
d’Arusha, appelée “ pro-FPR ”, l’autre très méfiante à l’égard du FPR et se
rapprochant de plus en plus de l’ancien parti unique MRND, appelée
“ Power ”. Tout à tour, le MDR, le PL, le PSD et le PDC font l’expérience
de scissions le long de ces lignes, phénomène qui va complètement
bipolariser la vie politique.
Les blocages politiques apparaissent dès le début de 1994. A de
nombreuses reprises, on tentera de mettre en place le gouvernement de
transition à base élargie et l’Assemblée nationale de transition, et à chaque
fois l’un des deux blocs politico-militaires -“ MRND et alliés ” ou “ FPR et
alliés ”- font de l’obstruction. L’arithmétique de ces blocages successifs n’est
pas difficile à faire. En effet, les accords d’Arusha ont introduit des
techniques pour éviter qu’une partie ne prenne le dessus et exclure les
décisions strictement majoritaires. Ainsi, si dans un premier temps, les
décisions du Gouvernement doivent être prises par consensus, dans un
second temps elles requièrent toujours une majorité des deux tiers des
membres, c’est-à-dire 14 ministres sur 21 ; des mécanismes analogues
existent au Parlement. Le “ camp FPR ” tentera donc de s’assurer ces deux
tiers, et le “ camp MNRD ” tentera de l’en empêcher. Puisque chaque bloc
était si près de son objectif, l’enjeu s’est finalement réduit à l’attribution d’un
portefeuille ministériel dévolu au PL et à un ou deux sièges de député.
Cette lutte politique et les blocages qui en résultent contribuent
graduellement au pourrissement général de la situation, évolution qui va
s’accompagner de nombreuses violences, qui vont à leur tour davantage
hypothéquer la recherche d’un arrangement politique. Dans cette situation de
paralysie, les deux parties se préparent à la reprise de la guerre, notamment
en se renforçant d’une façon manifestement contraire à l’accord de paix. Du
côté de l’armée rwandaise, un exemple parmi d’autres, attesté par une
enquête de la MINUAR, le montre clairement. Le 21 janvier 1994, un DC8
de la compagnie East African Cargo, vol n° CD0483, atterrit à Kigali en
provenance de Bruxelles ; il a fait escale à Châteauroux où l’on a embarqué
90 caisses de munitions mortier. Les milices des partis de la mouvance
présidentielle continuent de s’armer et se préparent pour la confrontation. De
son côté, le bataillon du FPR se renforce bien au-delà de ses effectifs
convenus. Toujours d’après des sources de la MINUAR, des hommes, des
armes et des munitions sont infiltrés à l’occasion des navettes de rotation
entre le cantonnement du FPR à Kigali et la zone occupée par le FPR dans le
nord.
L’attentat contre l’avion du Président Habyarimana a été l’étincelle,
mais la situation était telle que s’il n’avait pas eu lieu, un autre prétexte aurait
probablement été saisi pour reprendre la guerre.
M. Filip Reyntjens a alors abordé l’attentat contre les Présidents du
Rwanda et du Burundi, considérant que, puisque l’attentat avait mis le feu
aux poudres, il était de la plus haute importance d’en identifier l’auteur. Il a
insisté sur le fait que, si l’on ne dispose à ce sujet que d’indications allant
dans divers sens et qui ne permettent pas de conclure de façon définitive, on
connaît néanmoins les numéros de série des deux missiles sol-air qui ont servi
à abattre l’avion présidentiel. Il a ajouté qu’ayant obtenu deux autres
confirmations, il pouvait affirmer avec plus de fermeté qu’au début de 1996
qu’il s’agissait de SAM-16 provenant d’un lot saisi en février 1991 par
l’armée française en Irak et acheminé en France. Il a fait remarquer qu’en
plus des déclarations faites par M. Bernard Debré, ancien Ministre de la
Coopération, deux sources tout à fait différentes des siennes semblaient avoir
confirmé au journal Le Figaro ces mêmes informations. Dès lors, il a affirmé
qu’en principe la France devrait connaître ou pourrait connaître l’auteur ou
les auteurs de l’attentat. Il a estimé en effet qu’il serait difficile de concevoir
qu’on puisse prélever des missiles sol-air de stocks militaires, sans que ce
retrait ne laisse de trace. Il lui est donc apparu possible d’établir quand,
comment et par qui ces missiles avaient été acquis et de remonter ainsi la
filière.
Au terme de son exposé, M. Filip Reyntjens a estimé que la
communauté internationale qu’il a qualifiée de fantomatique, la France et la
Belgique en particulier, se sont rendues coupables de non-assistance à peuple
en danger dès les premiers jours du génocide et des massacres politiques.
Même si l’on ne tient pas compte du bataillon belge de la MINUAR, la
présence de troupes d’élite sur le terrain, à partir du 9 avril, pour les
Français, à partir du 10 avril, pour les Belges, soit 1 500 hommes, aurait pu
faire la différence entre un dérapage et un génocide. Une compagnie italienne
était également sur place et un bataillon de Marines américains était présents
à Bujumbura à vingt minutes de vol. Il a précisé que son analyse n’était pas
confortablement formulée après coup, puisque dans une interview accordée
le 9 avril et publiée dans le quotidien belge Le Soir du 11 avril 1994, il
disait : “ s’ils (Français, Belges, Américains) se contentent d’évacuer leurs
nationaux, on court droit à la catastrophe. (...) Il faudrait (...) envisager de
neutraliser l’armée rwandaise à Kigali ”. Il a rappelé qu’au lieu d’intervenir
dans un pays où elles avaient, l’une autant que l’autre, des responsabilités
historiques, la Belgique et la France, pourtant “ pays amis du Rwanda ”,
avaient évacué les expatriés et quelques rares Rwandais (en ce qui concerne
la France : essentiellement ceux qui n’avaient pas besoin de protection),
retiré leurs troupes et fermé la porte sur un peuple qui a sombré dans
l’horreur la plus totale. D’après les officiers rwandais et étrangers interrogés
à ce sujet, une action conjuguée des contingents français et belge et de la
MINUAR aurait pu ramener le calme et endiguer la fureur sanguinaire avant
qu’il ne soit trop tard. M. Filip Reyntjens a conclu que pareille intervention
aurait sauvé des centaines de milliers de vies humaines, mais également évité
l’offensive du FPR, aujourd’hui au pouvoir, et partant l’impasse violente
dans laquelle se trouvent le Rwanda et la région.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Filip Reyntjens s’il
pouvait développer les informations qu’il avait données sur l’attentat contre
l’avion du Président rwandais. Il a ajouté qu’en tant que Président de la
mission d’information, il allait lui-même écrire à M. Bernard Debré pour que
celui-ci fournisse des indications plus détaillées.
M. Filip Reyntjens a répondu qu’en novembre 1995 il disposait
d’une source qui l’avait informé que les deux missiles SAM-16 utilisés
faisaient partie d’un lot vendu par l’URSS à l’Irak et saisi par le contingent
envoyé par la France dans la guerre du Golfe. Toutefois, cette source, venant
des services de renseignements britanniques, restant unique, il n’avait pas
écarté l’hypothèse d’une manipulation et n’en avait donc pas fait état.
Cependant, entre novembre 1995, date d’achèvement de son livre, et sa
présentation, une deuxième source, belge celle-ci, émanant du SGR, le
Service de renseignement militaire, lui a révélé les mêmes informations.
Enfin, une troisième source de renseignements, américaine cette fois, est
venue faire état des mêmes faits.
Rappelant le principe, cher aux chercheurs et aux historiens, selon
lequel avant d’avancer une information, il faut avoir deux sources sûres
affirmant les mêmes faits de façon indépendante, M. Filip Reyntjens a jugé
qu’avec trois sources il pouvait désormais affirmer ce qu’il avait avancé
précédemment. Il a en revanche confirmé que, malgré ses efforts, il ne
disposait d’aucune documentation et notamment d’aucune liste où auraient
été référencés les numéros des missiles. C’est pourquoi il s’est dit très
intéressé d’avoir pu lire sous la plume de M. Patrick de Saint-Exupéry la
semaine précédente dans le Figaro confirmation de ses propos à partir d’une
nouvelle source, française cette fois.
Le Président Paul Quilès a souligné que la mission avait besoin
d’indications plus précises.
M. Jacques Myard a rappelé qu’un article de presse ou de simples
affirmations répétées ne sauraient constituer une preuve et s’est interrogé
surtout sur l’intérêt que la France aurait eu à éliminer le Président
Habyarimana dont on n’a pas cessé de dire qu’elle s’en était fait un allié
constant, solide et infaillible. Si sur instruction du Chef de l’Etat, la
responsabilité des services secrets français était engagée, quelle pourrait bien
être la logique de cette opération ?
En revanche, une autre thèse existe qui, elle, implique très largement
les services belges. Pour répondre à la critique exprimée à l’encontre de la
communauté internationale, il a fait observer que la France avait multiplié les
initiatives et les démarches tant auprès de ses partenaires européens, qu’à
l’ONU, allant même jusqu’à susciter une forte opposition du Secrétaire
d’Etat américain, Mme Madeleine Albright. Il a également souligné que la
réalisation de l’opération Turquoise devait notamment beaucoup à l’action
de M. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères.
M. Filip Reyntjens a précisé qu’il ne représentait pas son pays et
qu’il n’éprouverait aucune difficulté à écrire que la Belgique est impliquée
dans l’attentat contre le Président Habyarimana si cela devait être démontré.
Il a indiqué que si les missiles proviennent d’un stock français, on ne
peut pas pour autant dire que la France est à l’origine de l’attentat contre le
Président Habyarimana.
Il a déclaré qu’il ne pouvait qu’établir des constatations matérielles
et qu’il ne lui était pas possible d’aller plus loin dans sa recherche dans la
mesure où notamment, le secret défense lui ayant été opposé, il n’avait pas
pu vérifier la valeur des informations dont il disposait.
Il a rappelé qu’à l’heure actuelle nous ne connaissions que fort peu
de choses et qu’il fallait s’en tenir à des hypothèses. Il a estimé que l’on ne
pouvait pas non plus exclure que ces armes aient été prélevées sur le stock
français et utilisées par le FPR et relevé les déclarations faites par M. Bernard
Debré à la presse évoquant la piste de l’Ouganda. Il a ajouté que la France,
grâce, en particulier, aux travaux de la mission d’information pourrait
incontestablement aider à la recherche de la vérité en établissant notamment
le cheminement de ces missiles.
Faisant référence à son ouvrage “ Rwanda. Trois jours qui ont fait
basculer l’histoire ”, M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Filip
Reyntjens quelle piste il pensait désormais pouvoir privilégier, dans la
recherche des auteurs de l’attentat contre le Président Habyarimana.
M. Filip Reyntjens a rappelé qu’il avait envisagé différentes
hypothèses, en écartant très rapidement celle de la filière burundaise, pour
envisager plus sérieusement celles déjà évoquées du FPR ou des extrémistes
hutus. Il a précisé qu’aujourd’hui, sur la base de données factuelles et de
faisceaux d’indications qui ne permettent pas pour autant de tirer des
conclusions définitives, son sentiment était plutôt de privilégier la
responsabilité du FPR, étant donné que les radicaux hutus étaient désemparés
au moment de l’attentat et que, s’ils avaient été prêts, les massacres auraient
sans doute commencé immédiatement et non pas dix heures plus tard.
M. Michel Voisin s’est demandé si l’on n’avait pas un peu trop
rapidement écarté la piste burundaise. Il a indiqué qu’après le déroulement au
Burundi, en 1993, d’élections qualifiées de correctes par les observateurs,
dont il faisait d’ailleurs partie, un couvre-feu avait été très vite instauré,
qu’un mouvement de résistance violent s’était alors développé et qu’une
tentative de coup d’Etat avait eu lieu.
M. Filip Reyntjens a estimé que la piste burundaise pouvait être
raisonnablement abandonnée car personne ne savait que le Président
burundais déciderait au dernier moment de prendre l’avion du Président
Habyarimana. Or il apparaît qu’il était quasiment impossible de mettre en
place, en deux heures de temps environ, un dispositif balistique tel que celui
qui a été utilisé dans l’attentat.
S’agissant de l’opération Turquoise, M. Filip Reyntjens s’est inscrit
en faux contre l’allégation selon laquelle celle-ci avait eu pour objectif
l’évacuation des responsables du génocide. Il a souligné que ces derniers
n’avaient pas besoin de l’opération Turquoise pour quitter à temps le
Rwanda par le nord ou le nord-ouest.
Il a déclaré cependant que l’opération Turquoise avait eu lieu trop
tardivement et n’avait donc permis de sauver que 15 000 personnes sur les
1 100 000 victimes du génocide, chiffre malheureusement le plus proche de
la réalité.
Il a reproché à la France, mais aussi à la Belgique, aux Etats-Unis et
à l’Italie, de ne pas être intervenus militairement, sous drapeau national, à
Kigali, dès les premiers jours d’avril, pour neutraliser, avec leurs
1 500 hommes, les 1 000 hommes des FAR et prévenir le génocide. Au
terme d’une telle opération, les pertes auraient été acceptables au regard du
bilan que l’on connaît.
M. Jean-Bernard Raimond a rappelé les critiques et les
contestations à l’encontre des interventions internationales menées à
l’époque et a cité l’échec de l’opération en Somalie, et l’enlisement de la
situation en ex-Yougoslavie jusqu’en 1994.
Il a souligné que les Français considérant qu’il fallait revenir au
Rwanda pour faire cesser les massacres, n’ont obtenu que difficilement
l’approbation du Conseil de Sécurité et ont dû limiter leur intervention dans
le temps en raison même de ce contexte international.
M. Filip Reyntjens a dit qu’il se bornait à constater l’abandon,
même s’il existe effectivement des explications sur les raisons de cette
désaffection de la communauté internationale. Il a reconnu que le mouvement
d’opinion qualifié de “ body bag syndrom ” pour évoquer les sacs dans
lesquels on rapatrie les corps des soldats tués avait joué et que le 7 avril le
massacre de dix Casques bleus belges avait incontestablement marqué les
esprits. Il a admis que la situation du chercheur qui analyse la situation est
sans conteste plus confortable que celle du responsable politique qui doit
prendre la décision d’intervenir et d’exposer ses troupes ou les ressortissants
de son pays.
M. Pierre Brana, soulevant la question de l’attentat contre l’avion
du Président Habyarimana, a rappelé que le travail de la mission consisterait
notamment à obtenir des précisions sur ce que sont devenus les tubes de
lancement des missiles utilisés. Il a considéré qu’une responsabilité
burundaise dans l’attentat était peu vraisemblable compte tenu du court laps
de temps qui aurait alors été laissé à ses auteurs puisque le Président
Ntaryamira n’a décidé qu’au dernier moment de monter dans l’avion
d’Habyarimana, sans compter la haute technicité requise pour l’utilisation du
type de missiles en cause.
Il a demandé à M. Filip Reyntjens s’il pouvait expliciter ses propos
très vifs selon lesquels la France a objectivement soutenu les auteurs du
génocide en s’abstenant de les décourager.
M. Filip Reyntjens a répondu qu’il ne pensait pas que la France
officielle ait encouragé les responsables du projet génocidaire.
Toutefois, déclarer, comme l’avait fait à l’époque l’Ambassadeur de
France au Rwanda, M. Georges Martres, que les témoignages faisant état des
massacres massifs perpétrés au nord-ouest du pays à la fin de 1992 et au
début de l’année 1993 et dont on savait qu’ils étaient organisés et orchestrés,
ne constituaient qu’une “ rumeur ”, revenait à ne pas décourager ceux qui
dirigeaient ces massacres. Ceux-ci en effet n’avaient rien de spontané.
Suspendus à l’arrivée de la commission internationale enquêtant sur la
violation des droits de l’homme, ils ont en effet repris juste après son départ.
De même, quand l’Elysée répondait à une pétition communiquée par le
Directeur général du ministère des Affaires étrangères à Kigali, par ailleurs
idéologue de la CDR, cela revenait à ne pas décourager les tenants de
violences racistes.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information
interrogerait les personnes mises en cause et dont les propos ont été cités. Il
a rappelé que, si le rôle de l’universitaire était de suggérer des pistes, celui
des membres de la mission était d’acquérir des certitudes.
Il a enfin évoqué une lettre du Président du FPR au Président
François Mitterrand, datée du 28 août 1993, dans laquelle le FPR exprime
ses remerciements à la France après les accords d’Arusha : si, comme
certains l’avancent, ces accords préparaient le génocide, il est, dans ces
conditions, pour le moins étrange que le FPR félicite “ chaleureusement ” le
Président de la République française.
M. Filip Reyntjens a appuyé les propos du Président Paul Quilès
en déclarant que la France avait apporté un soutien actif à la démarche qui a
abouti aux accords d’Arusha et qu’il est faux de dire que ceux-ci portaient en
eux les germes du génocide. Un concours de circonstances a voulu que ces
accords soient peu à peu discrédités, jusqu’à ce que les événements du
Burundi leur portent un coup fatal.
M. René Galy-Dejean, évoquant les écrits de M. Filip Reyntjens
qui, le 9 avril 1994, estimait nécessaire de neutraliser l’armée rwandaise à
Kigali, s’est demandé s’il était envisageable, au regard des règles
diplomatiques internationales, qu’une troupe étrangère, française par
exemple, s’oppose sans mandat des Nations Unies aux forces armées du
Gouvernement légal rwandais.
M. Filip Reyntjens a souligné l’obligation juridique qui découle de
la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Alors
que M. René Galy-Dejean lui objectait que, le 9 avril 1994, celui-ci n’était
pas encore constitué, M. Filip Reyntjens a rétorqué que, tout au contraire,
le génocide était visible à Kigali dès le 7 avril 1994 et que le terme même
avait été très vite employé, à un moment où les troupes étaient encore sur le
terrain. M. Filip Reyntjens a toutefois souligné qu’il ne mésestimait pas la
difficulté, pour l’homme politique, de prendre une telle décision, même
lorsqu’elle est permise par une convention de droit international.
Le Président Paul Quilès, estimant qu’il s’agissait là d’un point
extrêmement important, a fait valoir que seule la communauté internationale
était compétente pour qualifier juridiquement le crime de génocide. Il a jugé
qu’en l’occurrence, la responsabilité du Conseil de Sécurité de l’ONU était
très grande et que, peut-être, les pays membres n’avaient pas fait tout leur
possible. Il a estimé que l’étude des documents permettrait de faire la lumière
sur cette question.
M. Michel Voisin a souligné que l’opération Amaryllis n’avait, de
par sa nature -l’évacuation et la protection des expatriés-, ni la même
configuration, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes moyens qu’une opération
militaire de maintien de l’ordre. Il a rappelé en outre que, pour l’opération
Turquoise, le Gouvernement français avait dû attendre cinq à sept jours
l’autorisation de l’ONU.
M. Filip Reyntjens, estimant que les membres de la mission
n’avaient pas à plaider leur cause devant lui et, qu’en recoupant leurs
informations, ils parviendraient sans nul doute à des conclusions sages, a
approuvé cette analyse, le but des opérations déclenchées au début du
génocide étant en effet d’évacuer les ressortissants des pays concernés. Il a
néanmoins rappelé qu’à Kigali, cette armée n’était pas unie, comme en
témoigne la publication le 12 avril, en plein génocide, par des officiers de
cette armée d’un document demandant la reprise du processus d’Arusha et
l’arrêt des massacres. Il a déclaré qu’il existait des unités qui, si elles avaient
disposé du soutien nécessaire, auraient pu s’opposer avec succès aux
quelques bataillons dirigeant les massacres et que l’armée rwandaise à
laquelle se trouvaient confrontés les soldats français et belges, débarqués à
Kigali les 9 et 10 avril, était de médiocre qualité et constituée seulement de
1 500 hommes capables de combattre.
M. Jacques Myard, se déclarant effaré par la légèreté de l’analyse
diplomatico-juridique de M. Filip Reyntjens, a estimé que, si le Rwanda avait
été une colonie, la France aurait pu intervenir comme il le proposait. Il a
rappelé que la France avait agi aussitôt qu’elle avait eu connaissance des
événements, d’abord auprès de l’ONU, en demandant un élargissement du
rôle de la MINUAR, ensuite auprès des Etats-Unis, pour obtenir le
lancement de l’opération Turquoise. Telle est la réalité diplomatique actuelle.
Sans doute la communauté internationale est-elle imparfaite mais elle n’en est
pas moins structurée par des règles précises. Il appartient au Conseil de
Sécurité de l’ONU, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
de constater le génocide. Toute autre considération est déconnectée de
l’action. Il a pris acte du fait que M. Filip Reyntjens reconnaissait que l’on ne
pouvait pas dire que la France était responsable de l’attentat contre le
Président Habyarimana. En conclusion, M. Jacques Myard s’est interrogé sur
l’identité de ceux qui avaient armé le FPR qui, bien que dit minoritaire, avait
pourtant remporté la victoire sur le terrain.
M. Filip Reyntjens, en préliminaire à sa réponse, a répété qu’il
portait également des accusations contre son pays, la Belgique, qui disposait
du plus gros contingent militaire sur place (800 hommes) ainsi que de
troupes stationnées à Nairobi.
S’agissant de l’armement du FPR, il a évoqué les recherches faites
par l’association Human Rights Watch qui avait identifié l’Ouganda comme
fournisseur principal de ce mouvement et dont on peut se demander s’il s’est
contenté de faire transiter les armes. M. Filip Reyntjens a toutefois déclaré
n’avoir pas les moyens de répondre à cette question tout en soulignant que la
France n’avait probablement pas fourni d’armes au FPR. Il a ensuite dénoncé
les raisonnements simplistes et manichéens et déclaré que ceux qui
soutiennent aujourd’hui le FPR n’échappent pas à ce manichéisme. Il a jugé
que l’histoire politique récente du Rwanda avait été faite par des personnes
qui voulaient se maintenir au pouvoir ou tentaient de l’accaparer. Les
innocents sont, soit morts, soit en exil, soit privés de tout moyen
d’expression s’ils sont restés vivants au Rwanda. Il a précisé que le FPR
n’était pas victime du génocide et estimé qu’il ne représentait pas les Tutsis
de l’intérieur rescapés des massacres qui sont aujourd’hui des citoyens de
seconde zone.
M. François Lamy a souhaité avoir des précisions sur les processus
de livraison d’armes après la conclusion des accords d’Arusha, se demandant
comment la France aurait pu, d’un côté, soutenir ces accords et, de l’autre,
fournir des armements à un camp. Il s’est interrogé sur l’illégalité de ces
livraisons et a demandé des informations plus précises sur leur nature, leur
destination et leur date.
M. Filip Reyntjens a répondu que les armes livrées lors du transit
de l’avion à Châteauroux étaient faciles à identifier, du fait des numéros de
lots.
Le Président Paul Quilès a souhaité que la mission d’information
vérifie ces éléments et distingue les livraisons officielles des trafics d’armes. Il
a remercié M. Filip Reyntjens pour ce débat très vivant, susceptible de
contribuer à l’établissement de la vérité, et rappelé que le débat
contradictoire était inhérent au travail mené par la mission.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024