Citation
De notre envoyé spécial - Boutare, 23 août.
   Les affreuses blessures par balles et par éclats de grenades en
   témoignent à suffisance: les 80 enfants (en majorité), femmes et hommes
   soignés à l'hôpital de Boutare, au sud du Rwanda, sont les survivants
   d'un massacre systématique perpétré à l'arme à feu, certainement pas à
   l'arme blanche, par les militaires burundais qui ont ratissé de très
   nombreux villages de la province septentrionale.
   Mais ils ne sont qu'une poignée par rapport au nombre de 40.000
   réfugiés (37.303 exactement lundi et 3.000 ajoutés mardi par le flot
   quotidien), qui ont réussi à franchir la rivière Akanyaru, et qui
   attendent, sous la pluie, sans abri. dans quatre camps improvisés,
   d'être pris en charge.
   La gravité des blessures n'est en fait qu'une terrible introduction
   aux récits recueillis dans les salles surpeuplées des soins intensifs
   et de chirurgie. Tous les réfugiés parvenus à Boutare sont unanimes les
   militaires Tutsis ont déferlé la semaine dernière dans de nombreux
   villages pour y venger quelques-uns d'entre eux auparavant pris à
   parti selon quelques rescapés, par des Hutus mécontents.
   Tout serait parti, selon un homme qui a gagné le Rwanda, sans nouvelles
   de ses sept enfants. de la disparition régulière de villageois hutus
   emmenés  on ne savait où, par des soldats, sans qu'on les revoit
   jamais. A un moment, nous avons réagi violemment et il a eu quelques
   bagarres avec les militaires
.
   La suite est reconstituée de manière quasi unanime. Ce que raconte
   André est approuvé par tous les autres rescapés : « Les soldats sont
   revenus et ils s'en sont pris aux autorités communales, qui sont
   pourtant des Tutsis, avant de pousser tous les habitants dans leur
   maison. Ils sont alors entrés et ont mitraillé jusqu'à ce que plus
   personne ne bouge. Moi, j'y ai échappé, parce que j'étais aux
   toilettes. Un seul de mes cinq enfants a survécu. »
   A d'autres endroits, ils ont fait au contraire sortir les villageois un
   par un pour les abattre. A Boutare, une jeune fille qui a perdu un
   bras, arraché par une balle, raconte que l'armée « a jeté des gaz
   suffocants pour nous obliger à sortir ». Des gaz lacrymogènes, sans
   doute.
   Puis, les hélicoptères sont arrivés, pour poursuivre les fuyards et
   leur balancer, à travers le couvert de la forêt, d'interminables
   giclées de mitrailleuse.
   Des témoins rwandais confirment avoir vu, de l'autre côté de la
   frontière, le ballet des hélicoptères-tueurs. D'autres, parmi lesquels
   des coopérants belges, ont régulièrement vu apparaître, sur la rive
   burundaise de l'Akanyaru des blindés, toujours par deux.
   Il est incontestable, quand on rassemble tous les éléments disponibles
   au Rwanda, que le chiffre officiel de 5.000 morts est largement
   inférieur à la réalité. Celui de 24.000 lancé dimanche à Bujumbura
   pourrait être dépassé. Un des rescapés avance une évaluation qui écrase
   de loin les bilans jusqu'ici cité : « Trois communes ont été totalement
   rasées et dans chacune d'elles, la moitié au moins des habitants est
   morte. Et chaque commune comptait entre 45.000 et 50.000 habitants.
   Soit un nombre de victimes équivalant à la moitié de 135.000 habitants.
   .
   Une femme, malgré sa faiblesse tient à dire que les deux épouses et
   les vingt-six enfants de son mari ont été tués, Comme les familles
   voisines. Et chaque réfugié y va du même terrible décompte : de plus en
   plus, dans la région frontalière, on entend conclure à mi-voix : 
   C'est comme en 1972...
   Il est en tout cas indéniable que la répression militaire s'est
   prolongée bien après une opération de « punition » de la colère locale
   de quelques Hutus. « Je les ai entendu crier, dit un blessé, tous les
   Hutus doivent être tués. » Il faut pourtant nuancer entre deux faits :
   la panique qui s'est emparée de l'ethnie Hutu et l'absence totale de
   nouvelles de l'intérieur, au-delà des communes frontalières.
   Lundi encore, des coups de feu ont été entendus à hauteur de Ntenja.
   Mardi, des blessés touchés peu de temps auparavant ont été découverts
   dans la forêt rwandaise. Et la rivière Akanyaru continue à charrier des
   cadavres : la plupart de ceux-ci, en deux ou trois jours, ont atteint
   le fleuve Nyabarango, très près de la capitale Kigali. D'un pont, on en
   a compté deux cents entre dimanche et mardi matin. Et les derniers
   recensés avaient les mains attachées derrière le dos.
   Les autorités rwandaises ne s'arrêtent pas aux morts. Elles tentent
   avec une merveilleuse solidarité, de venir en aide aux plus démunis. Si
   le flux de réfugiés s'était quelque peu ralenti mardi, il continuait à
   grossir un groupe de quelque 40.000 personnes répartis en quatre camps.
   Seuls les blessés étaient dirigés vers Butaré, où l'hôpital déborde.
   Les autres attendent sous la pluie.
   Le Rwanda a grand besoin du secours international qui lui arrive peu à
   peu. Même si les massacres ont cessé, il devra faire longtemps face à
   une situation trop lourde pour lui -- la peur de ces Hutus burundais,
   l'effroi de leurs souvenirs leur interdisent actuellement de songer à
   rentrer dans un pays où ils n'ont d'ailleurs plus personne.