Fiche du document numéro 33985

Num
33985
Date
Dimanche 7 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3145384
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Surtitre
Rwanda, une histoire française - Entretien
Titre
Vincent Duclert : « Le tragique de l’histoire n’est pas irrémédiable, si la volonté politique demeure »
Soustitre
L’historien Vincent Duclert étudie les processus génocidaires et a dirigé le rapport qui porte son nom sur l’implication de la France au Rwanda en 1994. Pour Mediapart, il revient sur celui des Tutsis en le mettant en perspective avec le passé et le présent.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Historien de l’affaire Dreyfus, de la République et de l’État, Vincent Duclert étudie les génocides et les processus génocidaires depuis 1999. Il est chercheur titulaire au Centre Raymond Aron (EHESS-CNRS), qu’il a dirigé de 2017 à 2019. Il a présidé, entre 2016 et 2018, la Mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, puis, de 2019 à 2021, la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi·es.

Mediapart : Vous avez publié à la rentrée dernière un ouvrage intitulé « Arménie, un génocide sans fin et le monde qui s’éteint » (Les Belles Lettres) et à la rentrée de janvier un autre intitulé « La France face au génocide des Tutsi ». Le grand scandale de la Ve République (Tallandier). Quel sens cela a-t-il – s’il existe – d’employer le même terme pour désigner la mort d’un million de Tutsi·es en quelques semaines et la situation de 120 000 Arménien·nes du Haut-Karabagh qui subissent un processus d’expulsion et de restriction de nourriture ?

Vincent Duclert : Cela a un sens dès lors qu’on se rapporte aux faits et qu’on s’interroge sur leur enchaînement. Le premier ouvrage, paru dans les derniers jours de septembre 2023, analyse la fin de la République du Haut-Karabagh, ou Artsakh pour ses habitants arméniens, avec le coup de grâce de l’invasion azerbaïdjanaise du 19 septembre 2023.

Après avoir subi une très lourde défaite militaire le 9 novembre 2020 dans la « guerre des 44 jours », défaite qui a été aussi celle de la République d’Arménie et durant laquelle les crimes de guerre se sont multipliés, l’entité arménienne indépendante subit un blocus implacable, qui débute le 10 décembre 2022. La conséquence n’est pas, comme vous le dites à tort, une « restriction de nourriture ». J’étudie dans mon livre cette arme de la famine qui est employée par l’agresseur azerbaïdjanais contre la totalité des 120 000 Arméniens.

Or, cette arme est reconnue comme un acte possible de génocide par l’article II de la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, entrée en vigueur le 12 janvier 1951.

Il faut pour cela que l’emploi de cette arme soit intentionnel – ce qui est le cas – et qu’elle vise – ce qui est le cas également – un groupe cible, transformé en ennemi existentiel d’États menaçants, un groupe déshumanisé que le président azerbaïdjanais Aliev a réduit à des chiens. Les Arméniens sont la cible de son pouvoir dictatorial et d’un État azerbaïdjanais que l’on peut qualifier de criminel.

La conséquence de cet acte de génocide sur les Arméniens du Haut-Karabagh est la soumission à une terreur telle que l’abandon sans retour devient une délivrance. Le processus d’expulsion dont vous parlez, en réalité une épuration ethnique, consiste à obliger des populations ciblées à consentir à une forme d’autodestruction par des moyens extrêmes que le droit pénal international peut qualifier au regard de la Convention de 1948.

La recherche dans la longue durée démontre que le génocide des Arméniens, qui a connu avant sa phase paroxysmique de 1915-1917, des « grands massacres » à caractère génocidaire, s’est poursuivi après 1918 et la défaite des Jeunes Turcs unionistes, par son parachèvement dans la Turquie nouvelle des kémalistes, comme l’a établi méthodiquement l’historien Raymond Kévorkian.

S’ajoute encore le négationnisme d’État, qui fonctionne lui aussi comme un parachèvement, aux mains du pouvoir turc. Ce dernier est l’allié de l’Azerbaïdjan dans une guerre d’extermination qui n’a pas pris les formes d’un massacre généralisé de population mais d’un anéantissement géographique, historique et moral.

Il faudra avoir le courage de pénaliser le négationnisme du génocide perpétré contre les Arméniens.
Vincent Duclert, historien

Il s’agit, comme je l’écris, d’un « génocide sans fin ». Je pose et j’éclaire la continuité entre le premier génocide de l’histoire de l’humanité et les événements de 2020, mais sans méconnaître le génocide à caractère colonial des Herero et des Nama débuté en 1904 dans la Namibie allemande.

Je persiste et je signe. Peu importe qu’on soit si peu nombreux à souligner la gravité extrême du sort des Arméniens du Caucase qui s’éteignent en silence. Je continuerai de parler, avec les savoirs que j’ai acquis dans la recherche sur les génocides depuis vingt-cinq ans.

L’année prochaine paraîtra une nouvelle étude sur le génocide des Arméniens, avec Raymond Kévorkian et le professeur de droit Thomas Hochmann, dans la même collection des Belles Lettres, portant sur le corpus de la reconnaissance judiciaire et juridique du génocide des Arméniens. À ce titre alors, en conséquence, il faudra avoir le courage de pénaliser le négationnisme du génocide perpétré contre les Arméniens. On n’a pas fini avec nous.

Pour le commandement français de l'opération Turquoise, le camp de Nyarushishi est un objectif prioritaire. Cyangugu, juin 1994 © José Nicolas / Hans Lucas via AFP

Qu’est-ce que votre nouveau livre établit de neuf en regard du rapport que vous aviez rendu sur les responsabilités des autorités françaises dans le génocide des Tutsi·es du Rwanda ?

Mon livre de 2024 sur La France face au génocide des Tutsi déroule une recherche de trois ans, commencée le soir où je remettais avec mon équipe la somme scientifique résultant de deux ans de travaux dans les archives d’État sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda, quand s’était organisé et réalisé le génocide des Tutsis. C’était le vendredi 26 mars 2021.

Les conclusions sur « les responsabilités, lourdes et accablantes » de notre pays dans une catastrophe pouvant – devant même – être arrêtée ont été communiquées au commanditaire de la recherche, qui les a reçues et endossées.

On ne s’arrête pas quand on affronte de tels sujets. La recherche ne s’arrête jamais. C’est une exigence que l’on se doit, comme chercheur, et que l’on doit à la société, aux sociétés, française et rwandaise tout spécialement. C’est leur histoire, qu’il faut révéler, écrire et transmettre. J’ai eu la confiance d’un éditeur courageux, que je salue.

Sur la base de nouvelles archives découvertes, d’une exploitation méthodique des acquis du rapport et d’analyses inédites d’histoire de l’État et de sciences politiques, j’amplifie et j’aggrave le constat fait dans le rapport, après mille pages de travaux, des « responsabilités, lourdes et accablantes » de l’échelon politique français, essentiellement présidentiel, dans le génocide des Tutsis. Je les distingue à trois niveaux, selon des temporalités précises.

D’abord, durant la phase de préparation de plus en plus implacable du génocide entre 1990 et 1993, quand la France conduit une politique d’alliance inconditionnelle, sur les plans politique et militaire en particulier, avec le régime raciste, violent et corrompu du général président Habyarimana.

Ensuite, durant la phase paroxysmique des cent jours du génocide entre le 7 avril et le 4 juillet 1994, quand la France ne s’y oppose pas, et qu’elle y répond – du côté d’Édouard Balladur, par une décision de neutralité et le choix de l’humanitaire tout à fait inadaptés ; du côté de François Mitterrand, par un même soutien, certes plus discret, au pouvoir hutu et une ennemisation accrue du Front patriotique rwandais (FPR) tutsi, engagé au même moment dans le combat contre les génocidaires.

Rien n’est fait par la France pour arrêter et interpeller ces derniers, surtout après le 8 juin, lorsque le Conseil de sécurité reconnaît les actes de génocide au Rwanda. La France s’y oppose, elle favorise leur passage à l’est du Zaïre, au Kivu, où ces forces génocidaires en viennent aussitôt à massacrer les populations tutsies de l’autre côté de la frontière. C’est le début des « guerres du Congo », qui ne cessent de durer en raison du déchaînement de violence de ces forces génocidaires venues du Rwanda, et qu’instrumentalise le régime actuel de la République démocratique du Congo (RDC).

La découverte de nouvelles archives aboutit à des révélations de première importance, par exemple sur la connaissance du caractère effrayant du régime Habyarimana.
Vincent Duclert, historien

Enfin, pendant et après cette phase paroxysmique communément identifiée au génocide des Tutsis, quand la France officielle impose un déni sur ces faits de lourde implication au sommet de l’État. Celui-ci exonère la France de toute responsabilité dans un génocide qui est occulté, inexistant, comme dans le communiqué de l’Élysée du 18 juin 1994 ou le discours de François Mitterrand à Biarritz le 8 novembre, le jour même où le Conseil de sécurité adopte la résolution de création du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) chargé justement de juger des crimes de génocide. Ce déni imposé va perdurer vingt-sept ans et implose au printemps 2021, lorsqu’Emmanuel Macron prononce son discours de Kigali après avoir réceptionné le rapport que j’ai dirigé.

En 2021, ces conclusions que vous rappelez, qui ont été établies par la commission de chercheurs que vous présidiez, n’ont pas été jusqu’à parler de « complicité ». Pourquoi ? Allez-vous cette fois en direction de la complicité ?

Ce livre poursuit la recherche inaugurée dans le rapport sur l’implication des autorités françaises dans le génocide des Tutsis, établissant que l’alliance inconditionnelle avec le régime Habyarimana durant le processus génocidaire de 1990-1993, puis le refus de combattre le génocide en 1994 et d’y entraîner la communauté internationale sont une des causes majeures du génocide.

La découverte de nouvelles archives aboutit à des révélations de première importance, par exemple sur la connaissance du caractère effrayant du régime Habyarimana dès 1983, sur la guerre contre-insurrectionnelle qui est promue au Rwanda par le commandement parallèle de la présidence française, ou bien sur le torpillage des accords d’Arusha qu’au même moment la France se prévaut de faciliter et de soutenir, ou encore sur le désastre de Bisesero, renvoyant lui aussi aux choix politiques de l’Élysée, aux dogmes géopolitiques de François Mitterrand et de ses états-majors et à la raison d’État dominant à l’Élysée.

Le livre s’applique aussi à réunir et à mettre en série toutes les alertes en temps réel de risque de génocide, auxquelles il n’a jamais été donné suite, alors que la France avait les moyens politiques, diplomatiques et militaires d’agir.

C’est une terrible faillite, quarante ans après la découverte de la Shoah. Les agents de l’État, les chercheurs, les journalistes, les avocats, les experts, les militants qui se sont employés à alerter sont restés traumatisés par le silence, le déni et même le soupçon qui leur ont été opposés.

Pourquoi définir ce génocide des Tutsi·es comme le plus grand scandale de la Ve République ?

L’engagement français au Rwanda tel que l’impose la présidence de François Mitterrand révèle une compromission majeure des institutions par leur pratique irrégulière mais aussi illégale, comme je le démontre. L’emploi de la raison d’État permet d’imposer cette politique aux différents gouvernements et premiers ministres, aux agents publics, et au peuple français. La vérité leur est soustraite.

Non seulement cette compromission du pouvoir détruit la démocratie républicaine, mais, de plus, elle entraîne un pays – sans qu’il l’ait décidé – à « rendre possible un génocide prévisible », selon les mots justes du rapport Muse remis au gouvernement rwandais, à sa demande, trois semaines après le rapport Duclert.

Je rappelle que le génocide ne se réduit à sa phase paroxysmique d’avril-juillet 1994, même si le TPIR juge les infractions au droit pénal international pour la période du 1er janvier au 31 décembre 1994 et que les tribunaux français le font en vertu du nouveau Code pénal, actif depuis le 1er mars 1994.

Il s’agit toutefois d’une restriction au regard de la définition forgée par Raphael Lemkin pour la Convention de 1948 : un génocide n’exige pas que la totalité du groupe cible soit soumise à des actes visant à le faire disparaître (« en tout »), il peut exister aussi quand une partie du groupe (la mention de l’article II : « en partie ») subit ces actes.

Pourquoi pouvez-vous affirmer que « le génocide des Tutsis au Rwanda, c’est un génocide qu’on aurait pu et qu’on aurait dû arrêter, contrairement au génocide des Arméniens et à la Shoah » ?

Il aurait pu être arrêté, compte tenu des moyens militaires, diplomatiques, politiques que la France avait dirigés sur le Rwanda, et qui, d’une certaine manière, n’attendaient qu’une décision politique, qui ne vint jamais : c’était reconnaître que le régime allié était à ce point criminel.

Il aurait dû être arrêté, selon la Convention de 1946 qui fait obligation de s’opposer à un génocide et d’agir quand un processus génocidaire est reconnu, comme au Rwanda à partir de 1990.

La reconnaissance des savoirs scientifiques, au plus haut niveau, donne à l’histoire publique une assise de vérité et une dimension morale.
Vincent Duclert, historien

Les savoirs qui commençaient d’être réunis sur le génocide des Arméniens, sur la Shoah, ainsi que le rapport Whitaker soumis à la Commission des droits de l’homme des Nations unies en 1985, agissaient aussi comme un impératif moral. En matière de prévention et de répression de génocide, quand la possibilité d’agir est constituée, elle acquiert une dimension impérative.

« La France aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains [mais] n’en a pas eu la volonté », a estimé cette semaine l’Élysée. Des mots qu’Emmanuel Macron n’a repris dans le message vidéo diffusé dimanche 7 avril. Le président français vous paraît-il être dans une démarche de reconnaissance nouvelle ?

L’important est effectivement cette reconnaissance des savoirs scientifiques, au plus haut niveau. Elle donne à l’histoire publique une assise de vérité et une dimension morale. On l’a vu avec le discours fondateur d’Emmanuel Macron à Kigali le 27 mai 2021.

J’interviens fréquemment dans les lycées sur le sujet du génocide des Tutsis et de la justice, devant les classes de terminale qui l’étudient, et je vois combien ces paroles encouragent les élèves à se saisir avec leurs professeurs des sujets sensibles et à se forger alors une conscience historique.

Ce sont des avancées très fortes qui soulignent que le tragique de l’histoire n’est pas irrémédiable, que la volonté politique demeure. C’est un message d’espoir aujourd’hui, capable peut-être d’atténuer la profondeur du désespoir devant le refus d’agir, condamnant à une mort atroce, après une vie de persécution, des centaines de milliers d’êtres humains.

L’historien Jean-Pierre Chrétien l’avait bien relevé lui aussi dans un article d’Esprit d’octobre 2021 analysant notre rapport : toutes les ressources existaient pour que la France décide d’une autre politique. C’est rassurant pour les forces vives de la France, et accablant pour les responsables politiques en charge du Rwanda.

Attendons toutefois de prendre connaissance de l’intégralité du message, le 7 avril.

Le génocide des Tutsi·es n’est pas le premier – ni malheureusement sans doute le dernier – à avoir été possible alors même que ladite communauté internationale savait ce qu’il se passait. L’idée que la qualification de génocide donne une responsabilité particulière pour protéger les victimes menacées d’extermination est-elle une illusion, que les raisons en soient l’indifférence ou les collusions entre les pouvoirs qui exterminent et certains gouvernements occidentaux, dont une partie de la population souhaiteraient qu’ils interviennent pour y mettre fin ?

On le constate, des médias indépendants, des intellectuels libres, des juristes internationaux s’emploient à rappeler aux communautés d’États et aux États, aux sociétés, aux opinions publiques, le devoir de connaître sans préjugé ni pression, au regard des faits et du droit.

La Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale doivent réagir à des engrenages de terreur qui semblent incontrôlables, en divisant le reste de l’humanité sur leur signification et les moyens de les arrêter, avec le risque supplémentaire de fracture du monde si les Suds décident de contester le système d’après-guerre d’ordre pénal international, au motif qu’il ne protégerait que l’Occident qui l’a imaginé.

Les répercussions mondiales de la guerre d’Israël à Gaza depuis le 7 octobre soulignent un tel risque. Un point d’accord peut toutefois se dessiner avec la notion d’obligation de protéger avancée par les Nations unies en 2005, qui rappelle la teneur de la célèbre clause Martens adoptée à La Haye en 1899, dans le cadre des conférences internationales sur les lois de la guerre. En d’autres termes, il s’agit de retrouver une perspective d’universalité, et même de la refonder, avant qu’il ne soit trop tard, qu’elle ne soit condamnée.

Ronald Lamola, ministre de la justice d’Afrique du Sud, et Vusimuzi Madonsela, ambassadeur d’Afrique du Sud aux Pays-Bas, avec au centre Tal Becker, conseiller juridique du ministère des affaires étrangères d’Israël, à la Cour internationale de Justice à La Haye, le 11 janvier 2024. © Photo Remko de Waal / ANP via AFP

« Aujourd’hui, nous voyons de nouveau le monde à l’envers : l’État d’Israël est accusé de génocide alors qu’il combat le génocide », a déclaré Benyamin Nétanyahou, juste avant l’ouverture du procès visant son pays, accusé par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice de La Haye d’avoir violé la « Convention des Nations unies sur le génocide » dans ses opérations militaires en cours à Gaza. Comment le chercheur que vous êtes réagit à de tels propos ?

Si l’attaque du Hamas a réveillé légitimement le souvenir de la Shoah parmi la population israélienne, Benyamin Nétanyahou est disqualifié pour s’exprimer sur le sujet des génocides.

Le combat de l’État d’Israël contre les génocides est à géométrie variable, selon les rapports de force et les intérêts géopolitiques.
Vincent Duclet, historien

D’abord par le type de guerre qu’il impose aux habitants de Gaza et à son propre peuple. Un État qui combat le génocide a une obligation de protection des populations et de défense des lois de l’humanité. Israël déroge à cette obligation à laquelle pourtant il ne peut pas se soustraire. C’est aussi tout l’enjeu de la lutte des démocraties contre le terrorisme, celui-ci triomphant lorsque l’État démocratique renonce à ses valeurs.

De plus, les survivants de la Shoah ont fondé leur existence après l’expérience impensable de la « Solution finale » sur une éthique de la vérité et une morale de la liberté que le premier ministre israélien méprise et persécute.

Quant au combat de l’État d’Israël contre les génocides, il est à géométrie variable, selon les rapports de force et les intérêts géopolitiques : Israël n’a pas reconnu le génocide des Arméniens et a fait de l’Azerbaïdjan, qui s’acharne sur l’Arménie, un allié stratégique dans la confrontation avec l’Iran.

Les politiques de l’État d’Israël s’opposent à cet égard à la conscience juive qui a pris en charge, à travers de nombreuses œuvres littéraires en particulier, la mémoire du génocide des Arméniens ou celle du génocide des Tutsis. Mon livre Arménie, un génocide sans fin et le monde qui s’éteint approfondit cette communauté humaine des peuples disparus et des âmes perdues.

Les gouvernements issus de peuples génocidés disposent-ils d’une forme d’impunité, même quand ils permettent ou commettent des atrocités, comme c’est le cas du gouvernement Kagame au Congo ou du gouvernement Nétanyahou à Gaza ? Notons au passage que le président israélien sera présent à Kigali pour les cérémonies officielles dimanche 7 avril.

À l’opposé de cette forme d’impunité que vous mentionnez, les gouvernements à la tête des peuples ayant fait l’expérience de l’anéantissement génocidaire ont l’obligation que je mentionnais de la protection des populations et de la défense des lois de l’humanité.

Les Israéliens doivent de toute urgence revenir à un État démocratique qui les protège réellement, et rompre avec le système « Bibi » qui ne cesse de dégrader leurs valeurs. Cela passe aussi par des élections générales que Nétanyahou refuse. On est en droit de se demander s’il ne fait pas durer la guerre afin de se maintenir au pouvoir.

Précisons aussi que la filiation du Hamas avec le nazisme et la « Solution finale » est tout de même discutée et discutable. Beaucoup de juifs dans le monde et en Israël rejettent cette thèse, appellent à un cessez-le-feu à Gaza ou à la fin de la politique de colonisation en Cisjordanie, et même pour certains s’engagent aux côtés des démocrates palestiniens. On l’indique ici pour mieux comprendre la position du Rwanda. Elle est sensiblement différente de celle d’Israël.

Le Rwanda subit depuis trente ans la menace des génocidaires de 1994, encouragés à l’époque par la France, à la fin du génocide des Tutsis, à migrer au Kivu via la zone Turquoise. À plusieurs reprises ensuite, ils sont intervenus sur le sol rwandais, commettant des crimes atroces, et ils ont entrepris des massacres de masse parmi les Tutsis au Congo et même parmi les Hutus congolais rwandophones assimilés, de par la langue, à l’ennemi.

Ces violences sont de très haute intensité, elles sont systémiques, fondées sur la haine raciale et l’idéologie génocidaire, elles sont cautionnées par le régime de Kinshasa, qui les valide en « acte patriotique » et imagine avec de telles milices « patriotes » imposer par là son autorité sur le Kivu.

Elles sont sans commune mesure avec les exactions du M23, même si ces dernières doivent être fermement condamnées. Elles le sont, à grand renfort de propagande antirwandaise et antitutsie, dans une forme regrettable d’asymétrie. L’idéologie génocidaire est tenue comme une invention de Kigali pour contrôler le Kivu et semer la terreur. Le Rwanda est aux prises avec une tentation de parachèvement du génocide de 1994.

Pour comprendre le présent le plus terrifiant, et se libérer du tragique de l’histoire, il faut revenir à la longue durée, à la comparaison et à la volonté de savoir.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024