Fiche du document numéro 32922

Num
32922
Date
Mars 2021
Amj
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
328443
Urlorg
Titre
Pardon du tueur et processus de guérison du survivant. Témoignage
Cote
Mémorial de la Shoah - « Revue d’Histoire de la Shoah » 2021/1 N° 213 - pages 227 à 234
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
PARDON DU TUEUR ET PROCESSUS DE GUÉRISON
DU SURVIVANT. TÉMOIGNAGE1
Amélie Faucheux et Valens Kabarari

Quel est l’impact de la demande du pardon du tueur dans le processus
de guérison du survivant ?
Je n’aimerais pas que les tueurs de mes parents viennent me demander
pardon. Je n’ai pas besoin de pardonner. C’est même quelque chose qui
m'agace. Il y a quelques mois, des autorités ont fait chercher le corps de
mon père sur une colline. On a parlé d’un lieu où il serait enterré. Cela fait
longtemps que nous savons. J’ai dit à ma sœur que je ne voulais pas qu’ils
fouillent. Ce que je crains, c’est qu’ensuite vienne la question : « Qui l’a
mis là ? » Et forcément, au Rwanda, ce sont les voisins, ou du moins les
voisins ont vu2. Une fois le corps rendu à la mémoire physique des vivants,
les langues se délient, puis viennent les remords, ou ce que l’on dit en
être, et les demandes pour les absoudre. Je n’ai pas envie d’en recevoir.
C’est peut-être pour cela que je ne suis pas rentré au Rwanda depuis dix
ans. C’est mon angoisse que de croiser un jour ceux qui pourraient me
dire : « J’ai assassiné ton père, ta mère, ton frère, et je te demande de
me pardonner. »
Un jour, une amie m’a dit : « Si tu donnes le pardon, tu seras léger. » Mais
cette légèreté est religieuse. Je ne suis pas croyant. Je ne porte pas un
poids qui serait délestable par des mots. Je lui ai répondu : « Est-ce que
cette liberté prise sur la conscience des autres ne te fait pas trahir la dignité
qui leur reste ? Vas-tu pardonner le meurtre de ta sœur ? Si vraiment tu
crois en Dieu, ne pourra-t-elle donner son pardon au ciel, plus tard, quand
son bourreau y viendra ? Et sais-tu de quelle façon a-t-elle été tuée ? A-telle été violée ? Comment et en combien de temps d’agonie ? Elle seule

1

2

Témoignage de Valens Kabarari, vidéaste et rescapé du génocide des Tutsi du Rwanda, recueilli et réécrit par
Amélie Faucheux, docteure en sociologie (EHESS, Paris), spécialiste des violences génocidaires et du génocide
des Tutsi du Rwanda. Ce texte a été relu et discuté avec Valens Kabarari.
Voir aussi Valens Kabarari et Élise Delage, Vivant, Paris, Utopia, 2019.
Il est très difficile de mesurer le nombre de ceux, participants aux massacres, qui connaissaient leurs victimes
– amis, voisins, parfois parents. De tous les témoignages et selon plusieurs études relatives aux lieux les plus
fréquents des mises à morts, ce nombre semble, au Rwanda, d’une ampleur inédite.

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peut décider. Je ne pardonne pas pour les morts car je ne suis pas mort. Je
ne pardonne pas pour les autres car je ne suis pas les autres. » Je n’ai pas
besoin du pardon.
C’est peut-être parce que j’étais enfant.
Après le génocide, les rescapés devaient revivre avec les tueurs. C’était
souvent ceux qu’ils avaient pu voir tuer devant leurs yeux, et du moins
toujours ceux qu’ils savaient avoir tués. Tous habitaient à peu de distance
de chez nous, parfois sur le terrain d’en face, et l’on pouvait connaître, sans
avoir vu les gestes, lequel avait abattu un ami ou un membre de la famille.
À l’étranger, cette situation fascine. C’est comme si s’était accomplie là
une réconciliation inédite, une forme de résilience et de repentance jamais
vues. Mais est-ce que cette manière de voir ne permet pas au Monde de se
donner bonne conscience ? N’est-ce pas une manière de se rassurer ? Et

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Parce que de choix, il n’y en a eu aucun : personne n’avait les moyens de
partir, ni eux, ni nous. Et puis il y a « vivre », partager quelque chose, et
« vivre » en ignorant, être à la fois avec eux et à part. La plupart du temps,
c’est un vivre-ensemble très minimal, d’abord fonctionnel, avec un respect
relatif mais sans plus tellement de liens ou des liens de façade. On se
tolère. Je ne sais pas si l’on se fréquente.
Après 1994, je ne parlais qu’avec des rescapés de mon âge, des enfants
que j’avais rencontrés à l’orphelinat ou à l’école. Je ne regardais personne
d’autre, disons même que je ne les voyais pas. Je ne les entendais plus.
Peut-être que cette indifférence m’est possible car je ne sais pas ce qu’est
« le temps d’avant ». Les premiers souvenirs de ma vie vont avec le début
de la guerre. C’est en 1990. J’ai quatre ans. Or le rejet des Tutsi par certains
Hutu n’a jamais été aussi fort qu’à partir de là. C’est la guerre qui a rendu le
racisme puissant. Non qu’il ait été faible avant ou qu’il n’ait existé chez des
Tutsi, mais il n’avait jamais eu l’occasion de complètement trouver son sens.
C’était une poche d’idées vides de contextes qui attendaient de s’en trouver
un. La violence des premiers combats l’a fourni, elle a nourri la violence des
idées. Dès mes premiers jours, j’ai une conscience du danger. Je connais
mon risque d’être insulté, humilié, battu ; très vite, je sais mon risque de
mourir. Je ne connais pas l’insouciance. Dans le monde public, je n’ai connu
que le génocide ; je n’ai connu que la discrimination. Était-ce même une
enfance ? Je ne sais pas. La peur te fait vieillir vite.
Mes souvenirs comme mes sensations sont différents de ceux qui sont nés
plus tôt. Une fois 1994 passé, jamais je n’ai connu de sentiment de sûreté plus

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sommes-nous vraiment bien, à l’intérieur ? Était-ce un courage de rester ?

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grand. Ce n’est pas vrai pour tous les enfants. Ce n’est pas vrai pour le pays.
C’est un sentiment personnel. Mais en moi, l’extrême « après » du génocide est
un moment irréel. Je n’ai plus mes parents, je n’ai plus personne ou presque,
une sœur, un frère, un vide. Mais il se passe quelque chose d’incroyable. Pour
ceux qui ont passé des années à s’attacher au ton et à la hauteur de leur voix,
à l’insonorité de leur démarche, à se priver de toute projection personnelle,
un devenir humain apparaît. Nous avons le droit d’être visibles, d’avoir des
projets, avec tout ce que cela comporte de qualités et de défauts permis pour
les atteindre, d’ambitions et de bruits non contenus. Qui peut comprendre
l’étrangeté que constitue un tel instant, celui où les soldats ne tolèrent plus
de vous voir frappés, celui où ils ne vous frappent plus, celui où tu ne regardes
plus la terre quand tu marches ? Peut-être encore que cette sensation est
vraie pour ceux qui n’ont pas d’autre passé qu’une enfance ; pour ceux, seuls

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La plus grande douleur d’un rescapé, après le manque de ceux qu’il a
perdus, est la dissolution des liens qui l’unissaient à ceux qui tuaient. Estce identique au sentiment du viol quand il est aussi un inceste ? Est-ce
que la douleur morale est plus grande si celui qui nous agresse est aussi
quelqu’un que l’on a aimé, quelqu’un qu’on ne peut complètement rejeter
car s’il est la cause de notre mort, il contribua un jour à notre vie ? Car le
génocide a quelque chose de l’inceste. Parce que la déstructuration des
liens intimes y fut rendue possible par le concours d’autres liens intimes, il
retient sur ses victimes une force de destructivité morale qui se poursuit.
Le survivant a subi le supplice d’avoir non seulement perdu ceux qu’il
aimait, mais encore le socle psychique fondamental sur lequel il vivait
et sans lequel personne ne peut vivre : la confiance. Au Rwanda, on ne
craint pas seulement ce qu’un homme peut faire à ceux qui lui semblent
étrangers, on craint celui qui dort sous son toit.
Enfant, je n’ai pas de liens avec ceux qui m’ont haï. Je n’ai pas été blessé
comme les autres. Je n’ai pas connu la trahison.
Dans les dernières semaines du génocide, quand le FPR gagnait du terrain,
un grand nombre de tueurs a fui au Congo. Les conditions de vie au Zaïre
étaient très mauvaises, et des raids du Front patriotique en firent revenir
beaucoup. Le pays était en ruine, il avait besoin de bras. On voulait juger.
C’est là que j’ai vu chez certains rescapés un désir de vengeance, mêlé au
sentiment impossible de justice.
Au départ, dès qu’un rescapé rencontrait quelqu’un dont il connaissait
l’implication, il le dénonçait immédiatement. Dans cet acte, il y avait la crainte

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aussi, qui n’ont pas connu les tueurs de leurs parents.

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de revivre avec leurs tueurs et la difficulté de voir leurs conditions de vie. Tous
ceux qui avaient participé au génocide s’étaient approprié des biens ou des
parcelles de leurs victimes. Sans système de cadastres, les terres n’étaient
pas restituables. Les tueurs avaient encore le soutien de membres de leur
famille. Beaucoup étaient encore vivants. Pour ceux qui ont survécu, il restait
un quart de leurs proches3. Il faut imaginer ce que cela signifie : la force
familiale, la force physique et morale d’un individu dans une culture clanique,
est décimée, leurs maisons pillées, détruites. Beaucoup demeurent sans abri.
Certains ont dû s’installer dans la maison de ceux qui ont fui. Mais quand le
retour de nombreux tueurs est annoncé et qu’on les aperçoit sur un chemin,
quand on apprend qu’il faut leur restituer les lieux, les objets, les terres, la
difficulté n’est plus seulement de revivre côte à côte. Il faut la force morale de
leur conserver des droits. Ils ne nous en avaient jamais accordés.

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pris tes meubles, ta porte, tes volets, tes pagnes, ils ont brûlé ta maison et
cultivé ta terre. Tu n’as plus d’êtres aimés, de toit, de parcelles, et alors que tu
te bats pour te reconstruire physiquement, moralement et matériellement,
eux, ils ont tout : ils n’ont rien perdu face à toi. Tu ne peux faire revivre ceux
que tu as perdus comme tu ne peux faire subir ce que l’on t’a fait. Les lois du
nouvel État l’interdisent. « Tu ne nourriras pas à l’encontre de ceux qui t’ont
fait souffrir ce qui les a conduits à ta souffrance » : le déni d’humanité des
victimes, cet antécédent du meurtre qui justifie sa réalisation. Et même si
tu le voulais, tu n’as pas la force physique suffisante. C’est un fait lié à notre
acceptation de la proximité. Ce n’est pas seulement ou prioritairement une
question de courage, mais de solitude.
J’ai alors une théorie. Elle m’appartient. Je ne prétends pas à la vérité. Mais à
mon idée, il y a au Rwanda deux catégories de rescapés. Il y a ceux qui n’ont
pas besoin d’entendre le remords de leurs bourreaux. J’en fais parti. Et puis
il y a ceux, plus âgés, qui ont vécu l’avant-génocide et qui connaissent leurs
tueurs. Ils ont connu d’eux l’amitié et le rejet. Après une trahison si profonde,
on a besoin d’une vengeance. Or avec l’État de droit, c’est impossible. Il
ne reste qu’une chose : la justice. Je crois que l’on oublie, pour rendre les
choses plus belles, que dans le désir de justice, il y a un besoin de vengeance.
C’est une forme de vengeance légale, policée, une possibilité de restitution
morale mais qui vise aussi à démentir l’autre, à se restituer publiquement
comme à le destituer lui un peu.

3

75 % des Rwandais tutsi disparaissent entre avril et juin 1994. Les Rwandais hutu et opposants politiques au
projet d’extermination sont tués par dizaines de milliers. On peut parler d’un génocide et d’un politicide.

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Des hommes ont détruit ta famille, tué tes parents, violé ta mère, tes sœurs,

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Cette première destitution ne suffit pas.
Entendre le pardon ajoute une autre possibilité de se venger. Par cette
demande, le rescapé reprend sur son bourreau un peu d’humanité qu’il lui
a prise. D’abord il se voit reconnaître. Et dans cette reconnaissance, ce n’est
pas seulement 1994 qu’il cherche à évacuer. C’est tout le vécu d’humiliation
qui précède toujours le crime qu’il a subi. Parce qu’il a souvent été méprisé,
infériorisé, parce qu’il fut dépossédé publiquement de tout ce qu’il avait, il y a,
dans cet appel à l’aide du tueur, malgré son imprécision, faite souvent les yeux à
terre, souvent la voix basse, un murmure qui semble dire : « Tu es humain, je l’ai
compris ». Et puis c’est abstrait, une personne en prison. Ce n’est pas présent
devant soi. La vengeance est un besoin de réparation qui veut s’incarner dans
la chair, la possibilité non pas de savoir mais de voir, de ressentir directement
l’offenseur dans la difficulté ou la peine. C’est le palpable. Dans l’État de droit

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demande de pardon constitue une forme de concrétisation de cette mise en
peine. Elle la rend directement visible à tous. À l’instant de sa demande, le tueur
est dans une position d’infériorité. À cet instant, c’est le rescapé qui décide.
Cette prise de décision, même éphémère, même infime, le temps de quelques
mots, et dont la contrition est parfois instrumentale, exigée pour une libération
anticipée, est pourtant une chose qui importe. Qu’il acquiesce ou refuse, c’est
la possibilité d’une position de reconnaissance qui donne au rescapé ce qu’il n’a
jamais eu sur son bourreau : un pouvoir.
Il faut que les victimes s’affranchissent de leur domination ancienne. Ce n’est
pas systématique, mais c’est parfois ainsi qu’elles y arrivent. Et il y a autre
chose : une forme de libération. Je ne sais pas si cet effet a été pensé par les
politiques mises en place. L’encouragement au pardon a d’abord été instauré
pour favoriser la « réconciliation » des Rwandais, même s’il faut réduire ce
terme à une définition minimale. Elle comprend surtout l’arrêt des hostilités et
la transformation des représentations communes. L’amitié ne se renoue pas
sur le démembrement d’un fils. Mais pour certains survivants, cette politique
eut des suites imprévues. Influencés par le contexte – le nombre de personnes
qui faisaient la démarche, l’encouragement de l’Église ou des autorités, la
reconnaissance ou plutôt la compréhension, avec le temps, de la cruauté
des actes commis – de nombreux tueurs, volontaires, voulurent rencontrer
certaines de leurs victimes. En prison, mais surtout sur les collines, il y eut
des contritions spontanées parce que des voisins se retrouvaient face à face,
qu’ils se connaissaient, se recroisaient et qu’ils se sont parlé. Dans ce cadre,
la dimension de libération du rescapé est essentielle. La demande du tueur

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que les hommes doivent à la démocratie et qui interdit une justice privée, la

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allège un peu cette honte que le survivant a vu grandir en lui avant et pendant
le génocide : celle de l’humiliation de n’avoir rien été à ses yeux et à ceux du
monde, et celle de n’avoir rien pu faire pour ceux pour qui, au moins, il comptait.
C’est quelque chose que l’on n’évoque pas assez et qui est très présent pour
les survivants de la Shoah : la culpabilité de pouvoir exister sans les autres, le
fait d’avoir survécu, et souvent pour nous, parce que l’on s’était caché seul,
dans les brousses. Toutes les mères ont perdu des enfants. Elles pensent
qu’elles ne les ont pas assez protégés. Elles n’ont surtout pas pu. Pourquoi
sont-ils morts et non leur mère ? Une mère… Et pourquoi pas mon frère, parce
que lui était en bonne santé ? Pourquoi pas mes parents ? Et puis les meurtres
étaient effectués devant nous. Mon oncle a été macheté devant moi. J’étais
dans un buisson. Les hommes ont seulement fouillé son coin d’herbe. J’avais
sept ans. Comment pouvais-je le protéger ? Mais pour celle qui a caché ses

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ou son frère pour un coin de forêt à l’écart ; pour ce grand-père resté dans un
grenier quand ses enfants étaient sous un lit et que seul le lit a été fouillé. Ils
ont cela en tête, toujours : « Ai-je assez fait ? » Cette culpabilité a besoin d’être
transmise. Or si un tueur demande pardon, il se reconnaît responsable du
crime. Il décharge un peu sa victime du remords de n’avoir pu agir. Il reprend
sa faute. Pour certains survivants, le désir d’entendre « Pardon » revient aussi
à cela : retrouver son innocence.
Il m’est égal d’être déchargé : j’ai suffisamment fait. J’étais peu âgé. Je
n’avais pas la responsabilité des autres et de ceux que j’aimais. Je ne
pouvais rien et j’ai pu sauver mon frère que je portais au dos. Il me gêne
de penser à quelqu’un qui viendrait me faire une demande, parce qu’elle
me réinvestirait moralement d’actes auxquels je suis étranger. Je n’ai rien
fait et je ne ferai rien. Je ne suis pas responsable de leur mort, je ne serai
pas responsable de pardonner leur mort. Qu’ils gardent leur liberté et que
je garde la mienne.
Dois-je m’étonner de ce refus, en moi ? Ai-je un « devoir d’empathie » envers
tous les hommes ? Mais est-ce que le pardon peut être une injonction sociale ?
Est-ce qu’on pardonne tout de la même manière ? J’estime que j’ai droit à la
plainte, même si je ne me plains pas ; que j’ai droit à la colère, même si je n’en
ai pas ; que j’ai droit à ces émotions dites négatives et qui pourtant portent
à faire des choses qui vous dépassent. Je n’ai pas besoin de l’admiration du
monde devant ma « résilience ». Je n’ai pas besoin d’être admiré pour guérir,
parce que j’aurais l’élégance de la mansuétude. On doit pardonner pour soi.
Mais il y a quand même une chose à laquelle je pense, plus impersonnelle,

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enfants et les a quittés, faute de places ; pour la sœur qui a laissé ses neveux

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et qui m’importe. C’est une demande qui suscite le malaise. Elle ne peut être
complètement comprise que par les rescapés : j’aimerais que l’ensemble de
la communauté rwandaise autrefois classée hutu demande pardon. Je sais
qu’ils n’ont pas tous tué. Mais de ce que j’ai appris de ma culture, dans une
société clanique qui oblige par un certain degré de parenté ou d’alliance à
une solidarité à laquelle on ne déroge pas, c’est qu’une faute commise par un
membre d’une famille est portée par tous les autres. Dans tout ce qui est moral,
il y a une responsabilité collective. L’individu n’est pas seulement responsable
personnellement. L’ensemble de ceux qui l’éduquent, qui l’appuient ou le
contraignent, porte sa faute pour ne pas l’avoir empêchée. La loi pénale est
moins importante. C’est une fidélité à ce qui m’a été transmis. Pour autant,
je ne désindividualise pas les hommes. Je ne reconstruis pas des entités
indifférenciées dont les groupes donneraient à leurs membres un caractère

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infimes qui distinguaient Hutu et Tutsi sont sociologiquement construites.
Je sais qu’elles sont culturelles. Je fais la différence entre la classification
sociale et l’invention biologiquement inconsistante de la « race ». Mais je ne
considère pas que de nier toute distinction artificielle fera éteindre le sentiment
d’appartenance. Nous avons été divisés pendant des décennies. Le génocide a
été commis au nom d’un groupe issu de cette division. Même si nous avions là
des communautés imaginaires, par leurs actes, les hommes les ont fait exister.
Quand d’autres ont tué pour être hutu, ma famille est morte pour être tutsi. Dès
lors, quelque chose d’ineffaçable s’est inscrit. Progressivement, les générations
nouvelles y échappent, mais la génération ancienne ne peut pas. J’aimerais
éviter la communautarisation des mémoires. Les Hutu ont perdu beaucoup de
proches par la guerre. Je sais qu’ils ont souffert, profondément. Je sais qu’il
leur faut aussi des excuses. Je peux comprendre leurs souffrances. Je dois les
considérer. Je dois les mesurer. Je dois les reconnaître. Mais je ne peux comparer.
Je ne peux voir mon drame comme égal au leur. Je ne peux voir aucun drame
comme égal au mien. C’est pour cela que j’ai besoin de me réconcilier non avec
ceux qui ont pensé le crime, mais avec cette partie de la population qui de son
temps, y a été successivement, volontairement ou involontairement, impliquée.
J’explique ce qu’un rescapé ressent : quand il fut déclaré qu’il fallait tuer
tous les Tutsi, et que tous les Hutu devaient suivre cet ordre, tous les Tutsi
se sont cachés de tous les Hutu. Nous nous cachions effectivement de tous.
Or dans ma fuite, je n’ai vu aucun homme classé hutu prendre ma défense.
Peut-être parce que j’étais concentré sur les tueurs. Peut-être parce que
j’étais dans la brousse. Mais comme ceux qui ont vécu la même histoire, si

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hérité par naissance et que tous auraient en partage. Je sais que les distinctions

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l’on me demande qui a tué, que puis-je répondre ? « De ce temps, c’était des
Hutu, des hommes qui se revendiquaient tels, pour tuer les Tutsi. » Pour moi
qui n’ai jamais été caché par un seul d’entre eux, pour moi qui ai seulement
croisé ceux qui tuaient et voulaient me tuer, à la fin du génocide, et sans
preuve du contraire, tous les Hutu étaient des tueurs. C’est évidemment
faux, mais dans l’esprit d’un rescapé, comment cela s’efface-t-il ?
Or pour intégrer une communauté, même la plus petite, toujours, d’abord,
on rejette. Toujours, on met un cadre. On pose des limites à ce que l’on
refuse et accepte. C’est ce dont j’ai besoin.
Dans mon quartier, je me souviens d’un garçon qui m’a dit : « J’ai honte d’être
hutu quand je vois ce qu’ils ont fait. » J’étais saisi. Je me suis senti proche
de lui. Soudain, je n’étais plus seulement compris par des rescapés. C’était
la première fois. J’ai répondu immédiatement : « Mais hutu et tutsi, dans

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toi tu n’es pas responsable. » Nous sommes devenus amis. Ce jour-là, j’ai
compris ce dont j’avais besoin. L’un annonçait sa honte et sa reconnaissance
du crime commis par une partie de la communauté à laquelle les règles
sociales le rattachaient, l’autre déniait instantanément sa participation à
celui-ci et la fausseté de la base biologique par laquelle il se liait à lui. Il
affirmait, j’infirmais : une forme de double reconnaissance nécessaire et
successive l’une à l’autre pour que le pont en nous ensuite se fasse.
C’est peut-être cela qu’une communauté blessée cherche dans un pardon
collectif – pour l’esclavage, la colonisation, la Shoah, l’Apartheid, l’humiliation
et la torture industrielle commise en Algérie, je ne sais pas – même si, par
son apparente indifférenciation des responsabilités, le fond de la démarche
n’est pas juste. Mais parce qu’en nous la crainte demeure vive ; parce que
la souffrance est trop importante pour se suffire à la seule considération de
ceux qui nous ont tués, nous avons besoin d’entendre. Et cela vaut pour la
communauté internationale, pour les pays voisins, pour tous les peuples de
la terre. Oui, tous les hommes d’ici n’ont pas tué et tous les autres hommes
de ce monde n’ont pas été indifférents, mais qu’ils nous le disent, qu’ils le
disent à tous, qu’ils le crient, que nous l’entendions, que leurs voix résonnent
pour les rescapés aussi fort que dans le passé leur silence résonnait. Que
tous les hommes qui un jour l’ont oublié, nous disent que nous existons et
nous répondrons : « Vous existez aussi. »

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le fond, cela n’existe pas ; et toi tu n’as pas fait, et toi tu n’es pas tueur, et
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