Fiche du document numéro 30678

Num
30678
Date
Avril 2014
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1097422
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Titre
L’État rwandais et la mémoire du génocide. Commémorer sur les ruines (1994-1996)
Soustitre
Très rapidement après le génocide, la nécessité d’instaurer un processus commémoratif s’impose à l’État rwandais. Mais comment se souvenir ? Quelles victimes honorer ? Cet article revient en détail sur la mise en place des instruments de politique mémorielle : les débats suscités, les questions logistiques et financières posées, les formes prises et les symboles choisis dans les cérémonies forment une matrice commémorative qui figure, dans le Rwanda de la seconde moitié des années 1990, les modalités de la reconstruction postgénocide.
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
L'ÉTAT RWANDAIS ET LA MÉMOIRE DU GÉNOCIDE
Commémorer sur les ruines (1994-1996)
Rémi Korman
Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »
2014/2 N° 122 | pages 87 à 98
ISSN 0294-1759
ISBN 9782724633856
DOI 10.3917/ving.122.0087

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L’État rwandais et la mémoire
du génocide
Commémorer sur les ruines (1994-1996)

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Très rapidement après le génocide, la né­­
cessité d’instaurer un processus com­
mé­
moratif s’impose à l’État rwandais. Mais
comment se souvenir ? Quelles victimes
honorer ? Cet article revient en détail
sur la mise en place des instruments de
politique mémorielle : les débats suscités,
les questions logistiques et financières
posées, les formes prises et les symboles
choisis dans les cérémonies forment une
matrice commémorative qui figure, dans
le Rwanda de la seconde moitié des années
1990, les modalités de la reconstruction
postgénocide.
Pour le nouveau gouvernement d’Union
nationale mis en place le 19 juillet 1994, la
mémoire du génocide des Tutsi constitue tout
sauf une urgence. Confronté à des défis politiques considérables, celui-ci lutte d’abord
pour sa reconnaissance sur le plan international ainsi que pour sa survie militaire. Il doit
aussi faire face à une situation carcérale d’une
ampleur telle qu’elle se révèle impossible à
gérer, à la question des millions de réfugiés à
l’intérieur et à l’extérieur du pays, enfin à celle
du retour de centaines de milliers de Tutsi en
exil depuis le début des années 1960.
En raison du génocide mais également de
l’exil d’une partie de sa population, le Rwanda
postgénocide manque de tout : administrateurs,
partis, associations, cadres religieux. Le Front

patriotique rwandais (FPR) reste alors la seule
institution organisée, avec l’Église catholique.
Pourtant, dès 1994, l’État rwandais prend en
charge la mémoire collective du génocide.
Quel sens revêt l’événement pour cet
État dévasté et quelle forme donner à cette
mémoire ? Dans la définition du projet mémoriel, quelles relations se nouent alors entre
l’État et les autres acteurs, comme l’Église
catholique ou les rescapés ? Comment organiser la logistique et le financement de la commémoration ? Et compte tenu des immenses défis
de cet immédiat « après-coup » du génocide, le
Rwanda a-t-il développé un modèle mémoriel
singulier ou a-t-il emprunté à d’autres formes
commémoratives ?
Cet article entend répondre à ces questions
en s’intéressant plus particulièrement aux deux
premières années qui ont suivi le génocide.
Paradoxalement, c’est entre 1994 et 1996 (au
moment où le Rwanda est considéré comme le
pays le plus pauvre du monde) que les projets
mémoriels ont été les plus nombreux. Cette
période est marquée par la mise en place de
nombreuses enquêtes sur les sites du génocide
et la création de commissions interministérielles visant à la construction d’une mémoire
officielle. Mais après ces deux années d’efforts
particuliers, l’État considère la mémoire du
génocide avec moins d’intérêt. Il faut attendre
la dixième commémoration du génocide
en 2004, puis la création de la Commission

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 122, AVRIL-JUIN 2014, p. 87-98

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nationale de lutte contre le génocide (CNLG)
en 2008, pour que soit officiellement établie la
politique mémorielle du génocide des Tutsi au
Rwanda. À l’approche de sa vingtième commémoration, l’étude des formes commémoratives
adoptées lors de ces deux années initiales permet d’éclairer les enjeux de la politique mémorielle actuelle.
Enterrer les victimes, commémorer
le génocide (1994-1995)
Inhumer en dignité

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À l’issue de quatre années de guerre et des
ruines laissées par l’immense massacre, la victoire ressemble fort à une défaite pour le Front
patriotique rwandais. Au cours de leur fuite,
les éléments de l’ancien régime ont pris tout
ce qui avait quelque valeur au sein des bâtiments publics, laissant les nouvelles autorités démunies. Reprenant la structure institutionnelle des accords d’Arusha signés en août
1993, le nouveau gouvernement de transition
à base élargie mis en place le 19 juillet 1994
comprend des membres du Front patriotique
rwandais, mais aussi du Mouvement démocratique républicain (MDR), du Parti libéral (PL),
du Parti social démocrate (PSD) et du Parti
démocrate chrétien (PDC). Ce gouvernement,
qui n’a quasiment aucune capacité réelle de
fonctionnement, est à la tête d’une administration fantôme. De fait, c’est l’Armée patriotique
rwandaise, branche militaire du Front patriotique rwandais, qui dirige le pays et lutte avec
violence contre les incursions de l’armée rwandaise déchue à la frontière entre le Zaïre et le
Rwanda.
Malgré ces difficultés persistantes, le Front
patriotique rwandais souhaite célébrer la chute
du régime Habyarimana et donner sens à son
combat militaire. Le 1er octobre 1994, qui
marque le quatrième anniversaire du début de
la « guerre de libération » pour reprendre la
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terminologie du Front patriotique rwandais,
représente pour le gouvernement de transition l’occasion d’organiser un événement au
stade régional de Kigali. Le président de la
République, Pasteur Bizimungu, y annonce
les futures obsèques de Fred Rwigyema,
chef militaire du Front patriotique rwandais
tombé dans les premiers combats de la guerre
civile en 1990, et du Premier ministre Agathe
Uwilingiyimana, figure de l’opposition politique, assassinée le 7 avril 1994. Trois mois seulement après la fin du génocide, le gouvernement célèbre la victoire de l’armée du Front
patriotique rwandais, et le chant de la victoire
(Intsinzi) résonne dans le stade de Nyamirambo
à Kigali 1. Une telle initiative est cependant critiquée par le ministre de la Justice, AlphonseMarie Nkubito qui, de son côté, organise une
messe catholique en mémoire des victimes du
génocide 2. Moins de trois mois après la fin des
massacres, les éléments du débat sur les enjeux
mémoriels sont déjà en place.
Le mois suivant, une autre grande cérémonie a lieu à Muyumbu, dans la commune
de Bicumbi, en préfecture de Kigali. En ce
13 novembre 1994, il ne s’agit pas de commémorer la guerre ou le génocide mais d’inhumer
officiellement, et en dignité (selon la formule
consacrée en kinyarwanda, gushyingura mu cyubahiro), les corps des victimes massacrées sur
place. La cérémonie se déroule dans le cadre
du Programme d’urgence d’inhumation en
dignité des victimes, géré par le ministère du
Travail et des Affaires sociales (MINITRASO).
En effet, si les cadavres des victimes jonchent
le pays au cours des premiers mois suivant le
génocide, nombreux sont ceux qui demeurent
(1) Intsinzi est un chant de mobilisation du Front patriotique
rwandais composé par l’artiste Maria-Yohana Mukankuranga
au début de la guerre civile.
(2) Catharine Newbury et David Newbury, « A Catholic
Mass in Kigali : Contested Views of the Genocide and
Ethnicity in Rwanda », Canadian Journal of African Studies,
33 (2-3), 1999, p. 292-328, p. 292.

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RÉMI KORMAN

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introuvables. La quête des corps est alors le
fait de rescapés, mais aussi des réfugiés tutsi de
1959 ou 1973, rentrés au pays afin de connaître
le destin des leurs. Bien qu’il soit difficile de
trouver des informations (les témoignages des
bourreaux sont rares après le génocide), les
familles tentent d’organiser des rites funéraires
lorsque les corps sont identifiés avec certitude.
La date des funérailles est ainsi diffusée à la
radio ; les corps ou les ossements sont lavés,
puis séchés, le plus souvent par des femmes
proches de la victime ; les amis sont invités à
une veillée funèbre, puis à l’enterrement, dans
le cadre d’une cérémonie religieuse. Souvent,
il s’agit de commémorer non seulement la
mort d’une victime unique, mais aussi celle des
autres membres de la famille assassinés. Mal
connus, ces enterrements familiaux organisés
après 1994 constituent autant de commémorations micro-locales du génocide. Quant aux
corps eux-mêmes, ils sont enterrés sur la parcelle familiale, selon l’habitude : marque de
respect à l’égard des victimes et moyen de se
réapproprier les lieux détruits par les tueurs.
Bien qu’obligatoire selon la loi, l’enterrement
au sein des cimetières publics a été le plus souvent évité par la population. En pratique, pour
des raisons administratives, ces enterrements
individuels et familiaux sont rendus très difficiles. À partir du milieu des années 1990, les
exhumations individuelles furent soumises à
autorisation puis interdites, celles-ci devant
être orchestrées par l’administration. Au début
des années 2000, le choix fut d’organiser des
exhumations suivies de « ré-inhumations »
en dignité au cours du seul mois d’avril. À la
fin des années 1990, l’État incite puis oblige
les familles à exhumer les corps inhumés dans
des sépultures individuelles afin de les transférer dans des cimetières collectifs. Depuis la
loi de 2008 portant sur l’organisation des sites
mémoriaux et cimetières pour les victimes du
génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda,

les corps des victimes sont devenus « propriété
de l’État 1 ».
Pourtant, dans les années 1994-1996, l’État
manque lui aussi de moyens : les employés des
ministères ne reçoivent pas de salaire mais des
rations alimentaires. Le programme d’inhumation en dignité n’est ainsi rendu possible
que grâce à l’aide financière internationale.
En décembre 1994, l’Unicef décide d’attribuer
cent cinquante mille dollars à cette initiative
après avoir été alerté à plusieurs reprises sur des
cas d’enfants jouant au football avec des crânes.
Ce choix s’explique aussi par le rôle particulier
d’une employée rwandaise de l’Unicef à Kigali,
qui encourage le Minitraso à mettre en œuvre
ces enterrements 2.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS),
de son côté, contribue à l’achat d’une voiture
(rappelons qu’en 1994, il n’était pas rare de
voir des hauts fonctionnaires ou des ministres
obligés de marcher pour rejoindre leur ministère). Grâce à cet unique véhicule, de nombreux sites du génocide sont visités et une
« méthodologie d’inhumation collective des
victimes du génocide 3 » est mise en place. Pour
chaque site, des rencontres ont lieu avec les
rescapés, souvent à leur demande. Un budget
modeste est prévu afin d’acheter quelques cercueils ainsi que des fleurs 4. Certaines cérémonies sont organisées au niveau national, comme
pour les communes de Mugina et Ntongwe en
1994 5. Lorsque l’État ne peut intervenir, les
(1) « Loi portant sur l’organisation des sites mémoriaux et
des cimetières pour les victimes du génocide perpétré contre
les Tutsi au Rwanda », Journal officiel de la République rwandaise,
56, 10 septembre 2008, p. 73.
(2) Entretien avec Silas Sinyigaya, ancien directeur du programme d’inhumation en dignité au sein du ministère du Trans­
port et des Affaires sociales (MINITRASO), Kigali, 2 avril 2011.
(3) Ibid.
(4) En pratique, les modalités d’enterrement collectif diffèrent selon les lieux. En certains endroits, les corps sont simplement déposés au fond de fosses dont le sol est recouvert
de bâches.
(5) À propos de l’inhumation en dignité à Mugina, voir
Faustin Rutembesa et Ernest Mutwarasibo, Amateka ya Jenoside

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L’ÉTAT RWANDAIS ET LA MÉMOIRE DU GÉNOCIDE

RÉMI KORMAN

yakorewe Abatutsi muri Mugina, Kigali, Commission nationale
de lutte contre le génocide (CNLG), 2009, p. 266-267.
(1) Claudine Vidal, « Les commémorations du génocide au
Rwanda », Les Temps modernes, 613, mars 2001, p. 1-46, p. 9.
(2) Ibid.
(3) La politique des enterrements en dignité n’est pas abandonnée, mais elle est alors prise en charge par la Commission
du mémorial du génocide et des massacres.
(4) Pour une description du travail des enquêtes médicolégales qui se sont déroulées au Rwanda, voir Cléa Koff,

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Première commémoration du génocide
(Rebero, 7 avril 1995)
Après le lancement du processus d’inhumation en dignité, le MINITRASO se voit confier
l’organisation de la première commémoration
officielle du génocide. Malgré quelques hésitations sur la date de la journée de deuil national (certains proposant le 4 juillet, jour anniversaire de la prise de contrôle de Kigali par le
Front patriotique rwandais et marquant la fin
officielle du génocide) le choix s’arrête rapidement sur le 7 avril 1995. Pour cette première
cérémonie officielle, un an après le début des
massacres, les débats portent sur l’identité des
victimes à commémorer. Faut-il voir dans cette
première journée de deuil national « un dernier hommage aux “martyrs de la démocratie” », ou bien aux « victimes anonymes »5 ?
Autrement dit, l’accent doit-il être mis sur les
Hutu démocrates tués à partir du 7 avril 1994
ou sur les victimes tutsi du génocide ? La cérémonie organisée sur le site de Rebero respecte
l’esprit d’Union nationale : une place égale
est accordée aux deux catégories de victimes.
L’expression « Itsembabwoko n’itsembatsemba »
(génocide et massacres) renvoie alors clairement au génocide commis contre les Tutsi ainsi
qu’aux massacres de Hutu pour des raisons politiques, les deux étant considérés comme indissociables 6. Le Premier ministre hutu Agathe
Uwilingyimana, assassinée le 7 avril 1994 par la
garde présidentielle, est alors enterrée aux côtés
d’une victime anonyme du génocide commis
La Mémoire des os, Paris, Héloïse d’Ormesson, 2005,
p. 30-141.
(5) Colette Braeckman, « Remise hier du premier procès de
responsables présumés du génocide : journée de deuil national
au Rwanda », Le Soir, 7 avril 1995.
(6) Sur l’évolution des dénominations du génocide, voir
Catherine Coquio, Rwanda : le réel et les récits, Paris, Belin,
2004, p. 7 ; Assumpta Mugiraneza, « Les écueils dans l’appréhension de l’histoire du génocide des Tutsi », Revue d’histoire de la Shoah, numéro spécial « Rwanda. Quinze ans après.
Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi », 190, juin
2009, p. 153-172.

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cérémonies d’exhumation et de « ré-inhumation » sont alors prises en charge par les rescapés eux-mêmes, aidés en certains endroits par
l’Église catholique. À Butare, la Commission
de relance des activités pastorales s’attache particulièrement à l’organisation de ces cérémonies de deuil 1.
Si celles-ci se veulent solennelles et recueillies, elles deviennent aussi un espace de parole
pour les rescapés qui accusent de façon récurrente les responsables du génocide, parfois
présents dans le public 2. De nombreux responsables religieux critiquent alors cet esprit
de dénonciation, qui ne s’inscrit pas, selon eux,
dans l’esprit de « réconciliation » (rappelons
cependant que les premiers procès pour génocide ne débutent qu’à la fin de l’année 1995,
laissant alors aux rescapés le sentiment d’une
absence totale de justice). Finalement, le programme d’inhumation en dignité s’achève au
début de l’année 1996, en même temps que les
financements de l’Unicef et de l’Organisation
mondiale de la santé 3. S’il permit à de nombreux rescapés d’organiser des enterrements
collectifs, aucune réflexion ne fut menée au
niveau étatique sur la question de l’identification individuelle des victimes : à la différence
de la Bosnie au même moment, aucune organisation telle que la Commission internationale des personnes disparues ne fut créée au
Rwanda. Quant aux identifications ADN, elles
ne furent jamais pratiquées, sauf dans le cas des
deux enquêtes médico-légales menées en 1996
à Kibuye et Kigali par le Tribunal pénal international pour le Rwanda 4.

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contre les Tutsi. À cette symbolique réconciliatrice s’ajoute la spécificité du lieu choisi pour
la commémoration. Le site de Rebero est rapidement envisagé comme le lieu adéquat pour
la construction du mémorial national du génocide. Pourtant, sur ce site principalement militaire, aucun massacre de Tutsi n’a été perpétré. Propriété officielle de l’ancien président
Juvénal Habyarimana, emblème du pouvoir
déchu, il rappelle la victoire militaire du Front
patriotique rwandais, cette colline ayant fait
l’objet d’intenses combats en 1994.
Au-delà de ces choix politiques, la cérémonie commémorative elle-même est organisée
dans la plus grande simplicité. Plusieurs milliers d’habitants de Kigali y assistent debout, à
l’écart des familles des victimes qui participent
à l’enterrement collectif. Lors de cette première commémoration, le noir est la couleur la
plus portée par les personnes présentes, principalement par les rescapés. Quelques femmes,
ou encore des hommes d’Église, portent
cependant des vêtements violets, couleur officielle du deuil pour l’Église catholique depuis
la réforme de Vatican II 1.
Le moment le plus fort de cette première
commémoration est précisément l’enterrement des victimes. De grandes tombes ont été
creusées au préalable sur le site de Rebero et
attendaient les cercueils des anonymes issus
des fosses exhumées autour du Centre hospitalier de Kigali (CHK), ainsi que ceux des
politiques assassinés. Si les corps de ces derniers font l’objet d’un enterrement individuel,
les dépouilles des victimes tutsi ont été mêlées
dans des cercueils collectifs. Ceux-ci sont tout
d’abord enveloppés de draps violets imprimés
(1) Après 1996, le violet devient la couleur de la mémoire du
génocide. Cependant, en 2013, dans un mouvement de réinvention de la tradition et de déchristianisation, cette couleur a
été officiellement remplacée par le gris, censé représenter les
cendres de bois déposées sur les crânes tondus des endeuillés à
l’époque du Rwanda précolonial.

d’une croix blanche, puis recouverts d’un drapeau rwandais et enfin de fleurs. La symbolique nationale est présente, mais le rituel de
cette première commémoration est avant tout
d’ordre religieux, quatre messes étant organisées au cours de la cérémonie. Les cantiques ponctuent la commémoration au cours
de laquelle les discours politiques n’occupent
qu’une place mineure. Enfin, après une prière
œcuménique, un représentant du culte catholique procède à la bénédiction des cercueils.
Tout au long de la cérémonie, des slogans
inscrits en français, en anglais et en kinyarwanda
sur des panneaux et des pancartes sont brandis par la population. Ils rappellent la nécessité de se souvenir. L’un d’eux énonce ainsi :
« La date du 7 avril correspondra toujours à
la commémoration du génocide et des massacres d’avril-juillet 1994. » Le plus souvent,
ces textes critiquent l’inaction de la communauté internationale, comme cette grande banderole déployée à l’entrée du site de Rebero,
qui indique dans les trois langues : « Nous
demandons à la communauté internationale de
prendre des mesures contre les plus grands criminels du siècle 2. » En fait, la « communauté
internationale » est quasiment absente de cette
première commémoration du génocide. À
l’exception de quelques ambassadeurs, aucune
délégation étrangère d’envergure n’est présente. Cette absence cesse à partir de la sixième
commémoration. Depuis 2000 et surtout 2004,
les commémorations du génocide se sont clairement internationalisées.
Le tournant de la deuxième
commémoration (Murambi, 1996)
La deuxième commémoration du génocide, organisée sur le site de Murambi, près
(2) Archives de la Commission nationale de lutte contre le
génocide, Kigali, fonds rassemblant les photographies et les
vidéos de la commémoration nationale de 1995.

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L’ÉTAT RWANDAIS ET LA MÉMOIRE DU GÉNOCIDE

RÉMI KORMAN

(1) Claudine Vidal, op. cit., p. 26.
(2) Sur la dimension politique des discours présidentiels
au cours des commémorations, voir Rachel Ibreck, « A Time
of Mourning : The Politics of Commemorating the Tutsi
Genocide in Rwanda », in Philip Lee et Pradip Ninan Thomas
(dir.), Public Memory, Public Media and the Politics of Justice,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 98-120, p. 105.

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commémorations continue de se heurter aux
mêmes difficultés : la Commission mémorial
doit se battre pour obtenir quelques financements de la part des organismes internationaux
présents au Rwanda, dont l’opulence contraste
avec la situation des institutions publiques.
Pour cette commémoration, les sheetings (sorte
de bâches multi-usages fournies par le Haut
Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, UNHCR) restent un des biens les plus
recherchés, avec les bons d’essence il est vrai.
Au-delà du tournant politique que marque
la commémoration, deux facteurs viennent ce
jour-là bousculer la liturgie commémorative :
d’une part, les dissensions entre l’Église catholique et le nouveau gouvernement et, d’autre
part, l’exposition publique de corps de victimes
lors de la journée de deuil national.
Le conflit entre l’Église et l’État
Lors de cette deuxième commémoration du
génocide, le conflit entre l’Église et l’État provoque une évolution radicale du rituel commémoratif. Le hasard veut que le jour de deuil
national du 7 avril 1996 coïncide cette annéelà avec la célébration de la fête de Pâques. Dans
une lettre du 12 février 1996, le vice-président
de la conférence épiscopale a donc demandé au
gouvernement de reporter la journée de deuil,
en indiquant :
« En tenant compte de la sensibilité de notre
peuple, il convient que chacun des deux événements soit célébré avec un relief et un cachet
propres : le jour de la joie pascale est à distinguer
psychologiquement du jour de recueillement en
mémoire de la perte de nos compatriotes. C’est
pourquoi notre conférence épiscopale souhaite
que le gouvernement place la commémoration
des victimes du génocide et des massacres au
lundi 8 avril 1996 3. »
(3) Claudine Vidal, op. cit., p. 25. ; Jean-Claude Kabagambe,
Rwanda : l’Église catholique pendant et après le génocide (19901999), Kigali, Université nationale du Rwanda, 2000, p. 41.

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de Gikongoro, marque une rupture avec
la première, principalement pour des raisons de politique intérieure. Le gouvernement d’Union nationale a éclaté en août 1995.
Parmi les membres Hutu qui l’ont quitté, on
trouve le Premier ministre lui-même, Faustin
Twagiramungu, le ministre de l’Intérieur, Seth
Sendashonga, et celui de la Justice, AlphonseMarie Nkubito. La logique réconciliatrice des
premières cérémonies est alors abandonnée,
celles-ci devenant un lieu d’expression politique du nouveau pouvoir 1. Les discours présidentiels prononcés depuis 1996 au cours des
commémorations du génocide visent désormais, et principalement, toute opposition politique intérieure aussi bien qu’internationale 2.
La France se voit ici particulièrement visée,
notamment par le choix d’un site évocateur :
lieu de massacre important au cours du génocide, l’École technique officielle (ETO) de
Murambi a aussi été le siège de l’état-major de
l’opération Turquoise conduite par la France
de juin à août 1994.
L’organisation de cette deuxième commémoration est confiée à la Commission mémorial du génocide et des massacres. Créée en
octobre 1995 au sein du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (MINESUPRES), elle est tout d’abord
chargée de repérer les sites de massacres à
travers le pays, en vue de la construction de
mémoriaux. Le « Rapport préliminaire des
sites du génocide et des massacres », publié en
février 1996, sert aussi au comité organisateur
de la commémoration afin de choisir le lieu de
la journée nationale de deuil. Or, si la logique
politique a changé en 1996, l’organisation des

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Le gouvernement refuse et décide d’organiser une cérémonie exclusivement civile. De
leur côté, les Églises célèbrent la fête pascale
dans des « églises encore souillées du sang des
victimes, dont les murs portent les traces des
grenades et des balles 1 ».
De fait, le protocole commémoratif de 1996
n’est plus celui d’une longue messe comme
en 1995. Les cantiques sont remplacés par
des chants de deuil spécifiques au génocide,
interprétés principalement par des chœurs de
femmes 2. Les prières, qui avaient joué un rôle
de structuration important lors de la cérémonie de l’année précédente, sont remplacées
par des témoignages accusateurs de rescapés :
l’évêque de Gikongoro, Augustin Misago, est
ainsi publiquement mis en cause pour son rôle
au cours du génocide. Cette deuxième commémoration se rapproche ainsi des cérémonies
locales organisées dans le cadre du Programme
d’inhumation en dignité, soulignant a contrario l’aspect exceptionnel de la commémoration
nationale de l’année précédente.
En tout état de cause, la rupture de la forme
commémorative et la modification de la place
accordée à l’Église s’inscrit dans une compétition portant sur la légitimité à « mobiliser les
morts ». Pour la première fois depuis l’indépendance, l’Église catholique perd sa mainmise
sur la liturgie funéraire, l’État créant de son
côté une véritable liturgie laïque de la mémoire
du génocide. Mais si le conflit entre l’Église
catholique et le nouveau gouvernement éclate
(1) Colette Braeckman, « Pâques de deuil au Rwanda dans
la mémoire du génocide », Le Soir, 9 avril 1996. Notons que
des cérémonies de « purification » sont organisées à partir de
1996 dans de nombreuses églises catholiques. La plus importante, à laquelle sont conviés les représentants de l’État, a lieu
à Nyundo le 29 mai 1996.
(2) Sur la question du chant après le génocide, nous renvoyons à l’unique travail suivant : Paul Kerstens, « Amahoro :
chanter après le génocide », in Pierre Halen et Jacques Walter
(dir.), Les Langages de la mémoire : littérature, médias et génocide au Rwanda (textes réunis), Montpellier, Université PaulVerlaine, 2007, p. 89-104.

ouvertement lors de la deuxième commémoration, il était de fait latent depuis 1994. Les deux
années suivant le génocide ont été marquées
par d’intenses débats publics et politiques sur
le rôle historique de l’Église catholique depuis
la colonisation, dans le processus de l’indépendance ou lors du génocide. Régulièrement, le
nouveau gouvernement a procédé à un inventaire accusateur, l’Église catholique insistant
pour sa part sur son martyre, mentionnant
sans distinction l’assassinat de trois évêques
Hutu par le Front patriotique rwandais en
juin 1994 et celui de près de deux cents religieux Tutsi pendant le génocide. À l’exception
de Wenceslas Kalibushi, évêque tutsi rescapé
de Nyundo (Gisenyi), la hiérarchie catholique rwandaise est très majoritairement hutu.
Celle-ci cherche à composer de nouvelles relations avec le gouvernement d’Union nationale,
tout en gardant des liens avec le clergé vivant
dans les camps de réfugiés, principalement au
Zaïre. Certains de ces religieux catholiques
(mais c’est aussi le cas de certains protestants)
alors en exil vont jusqu’à nier ou à justifier le
génocide 3.
De façon générale, la hiérarchie catholique
s’inquiète de l’attitude du Front patriotique
rwandais à son égard. Sa crainte réside dans le
caractère prétendument communiste du Front
patriotique rwandais, certains accusant le gouvernement de vouloir éradiquer la religion
elle-même. Cette peur du communisme, cultivée depuis l’indépendance du pays par l’Église
catholique elle-même, s’explique aussi par
l’idéologie marxiste qui inspire le programme
du Front patriotique rwandais à ses débuts. La
seconde inquiétude a pour objet la possible
mise en place au Rwanda d’un modèle laïc de

(3) Voir les propos de l’évêque catholique de Ruhengeri,
Phocas Nikwigize, ou encore ceux de l’évêque méthodiste
Aaron Ruhumuliza dans Jean-Pierre Chretien, Le Défi de l’ethnisme : Rwanda et Burundi, Paris, Karthala, 2012, p. 86 et 102.

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L’ÉTAT RWANDAIS ET LA MÉMOIRE DU GÉNOCIDE

RÉMI KORMAN

(1) Sous la présidence de Jean-Baptiste Bagaza, l’Église
catholique du Burundi voit son influence considérablement
réduite au milieu des années 1980, dans le domaine religieux
mais aussi scolaire. Voir Jean-Pierre Chrétien, « Église et
État sous la IIe République : un Kulturkampf à l’africaine? »,
in Burundi, l’histoire retrouvée : 25 ans de métier d’historien en
Afrique, Paris, Karthala, 1993, p. 459-472.
(2) Paul Rutayisire, « Silence et compromissions de la
hiérarchie de l’Église catholique du Rwanda », Au cœur de
l’Afrique, 2-3, 1995, p. 413-441, p. 432.
(3) Voir Jean-Pierre Chrétien et Rafiki Ubaldo, « L’église
de Kibeho, lieu de culte ou lieu de mémoire du génocide de 1994 ? », Revue d’histoire de la Shoah, numéro spécial
« Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire », 18, décembre
2004, p. 277‑290, p. 285 ; Hélène Dumas et Rémi Korman,
« Espaces de la mémoire du génocide des Tutsi au Rwanda »,
Afrique contemporaine, 238 (2), décembre 2011, p. 13-27, p. 18.

94

La conservation des corps
La seconde rupture introduite par la commémoration de 1996 réside dans l’exposition des
corps de victimes lors de la journée de deuil
national. Au mois de décembre 1995 et de janvier 1996, plus de vingt mille corps ont été
exhumés par des associations locales de rescapés 4. Le site ayant été choisi par la Commission
mémorial pour la deuxième commémoration,
l’inhumation est alors reportée, tandis que de
la chaux est dispersée sur plusieurs milliers de
cadavres, à des fins de conservation. Le jour du
deuil national, la majorité des corps sont enterrés mais deux mille environ sont conservés et
exposés au sein des salles de classe de l’École
technique officielle de Murambi.
En soi, l’exposition d’ossements et de
restes humains n’est pas une spécificité rwandaise, et l’on peut citer un très grand nombre
d’exemples de pratiques similaires, depuis
l’ossuaire de Douaumont jusqu’aux mémoriaux au Cambodge. Mais la momification de
corps entiers à Murambi et, de façon générale, dans l’ancienne préfecture de Butare et de
Gikongoro, apparaît comme singulière. Elle
rappelle que les corps des victimes occupent
une place centrale dans le processus de mémorialisation du génocide.
Cette politique de conservation et d’exposition des restes humains est ensuite théorisée et mise en pratique par des universitaires de
Butare, au Sud du Rwanda. Dès la réouverture
de l’Université nationale du Rwanda (UNR),
des chercheurs issus de la diaspora tutsi se réunissent au sein d’un groupe informel afin d’étudier la mémoire du génocide. Ce groupe réunit un archéologue, Kanimba Misago, et des
historiens. Leurs premiers travaux portent sur
l’histoire locale du génocide dans la région
de Butare et sur la collecte de ses « preuves

(4) Claudine Vidal, op. cit., p. 24.

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gouvernement, « à la burundaise 1 ». Sans être
explicite, cette menace plane sur les esprits au
sein de la hiérarchie catholique.
Cette méfiance caractérisée vis-à-vis du
nouveau gouvernement se retrouve dans toutes
les correspondances entre la Conférence épiscopale, les représentants du Vatican et le gouvernement rwandais. Dans une lettre sans
concession adressée au ministre de la Justice
en janvier 1995, les envoyés du Vatican exigent
par exemple du nouveau gouvernement qu’il
œuvre à plus de démocratie et surtout à lutter contre la « propagande anticatholique 2 ».
Cette position vis-à-vis de l’État rwandais se
voit confirmée lors de l’arrivée à Kigali du
nouveau nonce apostolique en mars 1995, Mgr
Janusz Juliusz, qui ne cesse par la suite de s’opposer aux politiques gouvernementales, en particulier au cours des débats entre l’Église et
l’État sur la question des lieux de culte devenus
sites de massacres lors du génocide. Un tiers
des grandes tueries recensées par le gouvernement s’étant déroulées au sein d’établissements
religieux, une commission mixte Église-État
est créée en 1996, afin de décider du devenir
de ces lieux. Si la conférence épiscopale semble
ouverte à quelques concessions sur ce point,
le Vatican se refuse pour sa part à toute transformation d’un lieu de culte en mémorial du
génocide 3.

L’ÉTAT RWANDAIS ET LA MÉMOIRE DU GÉNOCIDE

(1) Archives personnelles de Célestin Kanimba Misago,
Centre d’études et de recherches contemporaines en sciences
humaines (Cercosh), « Projet de recherche : collecte systématique des témoignages sur le génocide dans la préfecture
de Butare en particulier et dans tout le Rwanda en général »,
1996, 16 p.
(2) Archives personnelles de Célestin Kanimba Misago,
« Action de sauvetage des ossements et objets pour les musées
du génocide et des massacres », Butare, 1995, 8 p.

à cause de tentatives de conservation malheureuses 3. Si une telle pratique étonne, elle est
à mettre en relation avec l’absence d’enquêtes
médico-légales d’envergure au Rwanda ainsi
qu’avec un négationnisme persistant quant à
la réalité des massacres. Théoneste Bagosora,
considéré comme l’architecte du génocide et
condamné à trente-cinq ans de prison par le
Tribunal pénal international pour le Rwanda,
déclarait avant son arrestation en 1996 : « Que
l’on m’amène les corps de ceux que j’ai tués 4. »
Pour les autorités rwandaises, les corps constituent la preuve principale du génocide : il faut
donc les conserver et les exposer. À ce titre,
l’idée selon laquelle la réalité du génocide ne
serait guère étayée par des archives écrites
doit être relativisée. Les enquêtes et procès du
Tribunal pénal international pour le Rwanda
mobilisent une somme considérable d’archives
produites en particulier par l’État rwandais.
De la mémoire de la Shoah à la mémoire
du génocide des Tutsi
Après juillet 1994, la qualification de « génocide » pour désigner les massacres commis
au Rwanda suscite rapidement une comparaison avec la Shoah. La mobilisation du concept
forgé par le juriste Raphaël Lemkin en 1944
s’opère d’abord dans le champ judiciaire,
avec la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda en novembre 1994. Mais
la comparaison est aussi explicitement établie
par des universitaires, pour des raisons pédagogiques 5 : dans le contexte de la cinquantième
(3) Depuis 2002, des équipes anglaises d’anthropologues
médico-légaux travaillent à la conservation des corps du génocide. L’organisation non gouvernementale Inforce et l’Université de Cranfield ont installé un laboratoire mobile de conservation des corps à Murambi en 2012.
(4) Citation extraite du documentaire suivant : Jean-Pierre
Bertrand, Jean-Marie Cavada et Sylvie Faiderbe, « Rwanda :
autopsie d’un génocide », La Marche du siècle, France 3, 21 septembre 1994.
(5) Jean-Pierre Chrétien, « Un “nazisme tropical” au
Rwanda ? Image ou logique d’un génocide », Vingtième Siècle.
Revue d’histoire, 48, octobre-décembre 1995, p. 131-142.

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matérielles 1 ». Puis, lorsque Kanimba Misago
est nommé directeur du Musée national du
Rwanda en 1996, celui-ci devient officiellement en charge de la conservation des sites
mémoriaux et des ossements du génocide 2. En
lien avec la Commission mémorial du génocide
et des massacres, le Musée national du Rwanda
tente alors de développer une méthode efficace de conservation des corps. Il reçoit l’aide
d’un Chilien, Mario Ibarra, arrivé en 1994 au
Rwanda en tant qu’observateur de la Mission
des droits de l’Homme des Nations unies. À partir de la fin de l’année 1995, il commence à produire des rapports sur la conservation des corps
pour le gouvernement rwandais et, en janvier
1996, soit trois mois avant la deuxième commémoration du génocide, il écrit un texte sur
la conservation des corps exhumés à Murambi.
Puis il quitte officiellement son poste d’observateur pour travailler bénévolement jusqu’en
juin 1997 au profit de la Commission mémorial en tant qu’expert en conservation des ossements. Titulaire d’un diplôme de sociologie, ses
connaissances en anthropologie médico-légale
sont plus que lacunaires. Certes, il apporte une
forme de méthode à l’étude des corps et à la
constitution d’une documentation photographique, mais en l’absence de tout savoir-faire
véritable, les différents acteurs s’essaient à d’hasardeuses expérimentations de conservation.
Les corps momifiés actuellement exposés dans certains mémoriaux du génocide
(Kaduha, Kibeho et surtout Murambi) constituent le résultat « réussi » de telles expérimentations. D’autres, nombreux, ont été détruits

RÉMI KORMAN

À la recherche d’un modèle mémoriel ?

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En 1994, c’est bien plutôt l’exemple sud-africain de la Commission de vérité et de réconciliation (CVR) qui est mis en avant par certaines organisations non gouvernementales
présentes au Rwanda, en raison d’une supposée
« proximité géographique et culturelle » et en
dépit de la spécificité radicale de la violence du
génocide. Les discours relatifs à un usage possible de la Commission de vérité et de réconciliation au Rwanda se fondent le plus souvent sur le préjugé d’une commune africanité.
Notons que celui-ci était aussi véhiculé par les
concepteurs de la commission sud-africaine.
Les propos de Desmond Tutu sur la notion
d’Ubuntu (l’humanité) en tant que « solution
à l’africaine » sont ici d’autant plus étonnants
que le discours de la Commission Vérité et
Réconciliation était fondamentalement un discours chrétien 1. Cet intérêt des autorités rwandaises pour une série d’exemples de reconstructions postconflit est manifeste au cours
de la rencontre organisée à Kigali, du 22 au
28 octobre 1994, par le Collectif des ligues et
associations de défense des droits de l’Homme
au Rwanda (Cladho), une organisation non
gouvernementale suisse 2. Intitulée « Rwanda :
reconstruire », la conférence réunit plusieurs
(1) Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 182.
(2) Voir Fondation pour le progrès de l’Homme, 75 contributions de différents pays du monde rassemblées pour la rencontre
« Rwanda : reconstruire », Kigali (1994), Paris, Charles Léopold
Mayer, 1994.

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dizaines d’intervenants sur la « gestion postconflit », à partir des exemples du Salvador, de
l’Afghanistan, du Chili, de la Palestine, du
Cambodge ou encore de la Bosnie. Si cette
conférence se veut davantage lieu de témoignage que d’expertise, les expériences étrangères en termes de justice, de mémoire ou de
reconstruction de la société civile sont autant
de sources de proposition. Le point marquant
de cette conférence réside toutefois dans l’absence de référence centrale à la mémoire de la
Shoah.
La mémoire de la Shoah au Rwanda
Face à ces multiples propositions extérieures,
la question de la forme commémorative à donner à la mémoire du génocide paraît ouverte.
Pourtant, dès 1994, les autorités rwandaises
demandent à plusieurs intellectuels occidentaux considérés comme autant de représentants de la mémoire de l’extermination des juifs
d’Europe, de se rendre au Rwanda. C’est dans
ce cadre que l’historien belge Jean-Philippe
Schreiber, un des créateurs de l’association
Ibuka (Souviens-toi) en Belgique, est invité dès
l’automne 1994 par le gouvernement rwandais,
ce dernier « souhaitant s’inspirer de l’expérience de la communauté juive dans la préservation de la mémoire 3 ». De fait, le « modèle
mémoriel » du génocide des juifs est retenu au
Rwanda lors de la première grande Conférence
internationale sur le génocide et les massacres,
qui a lieu à Kigali en novembre 1995 4. Au cours
de cette conférence cadre organisée par la présidence de la République du Rwanda, plusieurs
représentants internationaux de la mémoire
(3) Voir Florence Rasmont, Histoire, mémoire et génocide :
l’ASBL « Ibuka-mémoire et justice » de juillet 1994 à nos jours,
Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 2009, p. 39.
(4) Sur ce point, voir le travail d’Aurélia Kalisky, « Mémoires
croisées : des références à la Shoah dans le travail de deuil et de
mémoire du génocide des Tutsi », Humanitaire, 10, printempsété 2004, p. 69-92, p. 78.

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commémoration du débarquement allié, qui
intervient précisément en 1994, comment faire
mieux comprendre ce qui vient de se dérouler au Rwanda, sinon en reliant les deux événements ? Pourtant, les initiatives mémorielles
rwandaises sont de nature très différente, la
mémoire de la Shoah n’apparaissant pas initialement comme un modèle direct.

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de la Shoah tels que Michael Berenbaum du
musée de l’Holocauste de Washington et
Efraïm Zuroff du Centre Simon-Wiesenthal
de Jérusalem sont invités à énoncer des propositions sur la prise en charge de la mémoire du
génocide 1. Pour Efraïm Zuroff, une telle participation se veut à la fois personnelle et collective : tout d’abord, il conseille le gouvernement
rwandais dans la « chasse aux génocidaires » ;
surtout, conscient de l’incompréhension que sa
démarche pourrait susciter au sein d’une partie de la communauté juive au nom du concept
d’« unicité de la Shoah », il prend soin d’expliquer sa démarche dans divers journaux américains et israéliens 2. Il considère également
qu’il s’agit là d’une opportunité pour retisser des liens entre les communautés juives et
noires aux États-Unis, affaiblis par la marche
du mouvement de Louis Farrakhan, leader du
mouvement Nation of Islam, aux propos notoirement antisémites 3. Enfin, si aucun représentant français de la mémoire « institutionnelle »
de la Shoah n’est présent à cette conférence,
Arno Klarsfeld participe aux ateliers sur la justice du génocide. Un an après avoir été l’un
des avocats des parties civiles au procès de Paul
Touvier, le fils de Serge et Beate Klarsfeld se
rend au Rwanda auréolé de cette image de
« chasseur de nazis » 4.
Le lien noué entre mémoire de la Shoah et
mémoire du génocide commis contre les Tutsi
est renforcé par la suite. Paul Kagame, alors
vice-président de la République, se rend en
(1) Efraim Zuroff est invité à la conférence internationale
par l’ambassadeur du Rwanda en Israël, Zac Nsenga. Voir
Jessica Steinberg, « Picking up the Pieces of a Tragedy », The
Jerusalem Post, 28 février 1996.
(2) Voir, par exemple, Efraim Zuroff, « Why I had to go to
Rwanda », The Jerusalem Post, 29 novembre 1995.
(3) Efraim Zuroff, « Great Divide », The Jerusalem Post,
18 mars 1996.
(4) Arno Klarsfeld a tiré de son expérience au Rwanda un
roman qu’il est difficile de qualifier de fiction, au vu des similarités entre les personnages et les véritables participants à la
conférence internationale : Arno Klarsfeld, Les Bâtons, Paris,
Ramsay, 1997.

1996 au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem,
où il déclare souhaiter la construction d’un
lieu équivalent au Rwanda. Bien que réticents
au départ (ils refusent de participer à la conférence internationale de 1995 en raison de son
caractère non scientifique), les dirigeants de
Yad Vashem décident finalement d’aider le
Rwanda dans ses efforts 5. Plusieurs acteurs de
mémoire locaux sont invités à venir y suivre
des formations. Mais le voyage le plus important d’un représentant rwandais à Yad Vashem
est probablement celui qu’effectue en 1998
Marc Kabandana, préfet de Kigali-ville. À la
suite de sa visite, ce dernier décide de la création d’un grand musée mémorial sur le site
de Gisozi, dont l’inauguration est alors prévue en l’an 2000. Devenu ultérieurement le
Mémorial national du génocide, il marque le
début du mimétisme mémoriel par rapport à
la Shoah 6. Le mémorial de Gisozi a toutefois
été supplanté par ce qui est à présent considéré comme le principal musée du génocide
au Rwanda, le Centre mémorial de Kigali.
Implanté sur le même site que le mémorial
inauguré en 2000 par Marc Kabandana, il fut
construit en 2004 selon les plans de deux architectes britanniques, les frères Smith.
Ainsi, au cours des deux années suivant le
génocide, et malgré des contraintes considérables, le nouveau gouvernement rwandais s’est doté de nombreux instruments de
(5) Yair Auron, The Banality of Denial, Piscataway,
Transaction Publishers, 2003, p. 96. Ces hésitations s’inscrivent dans la position particulière de l’État d’Israël vis-àvis du Rwanda. Voir Yair Auron, « Le génocide rwandais et la
politique israélienne », in Yves Ternon, Assumpta Mugiraneza
et Georges Bensoussan (dir.), Rwanda, quinze ans après : penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi, Paris, Mémorial de la
Shoah, 2009, p. 225-240.
(6) Nous empruntons l’expression de mimétisme mémoriel à Françoise Chandernagor. Voir le compte rendu numéro
13 de la Mission d’information sur les questions mémorielles,
mardi 14 octobre 2008 : « Mais la loi de 2001 sur l’esclavage
relève du mimétisme mémoriel. C’est un mimétisme à la René
Girard : tu as quelque chose que je voudrais ; je ne t’empêche
pas de l’avoir, mais je le veux aussi. »

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L’ÉTAT RWANDAIS ET LA MÉMOIRE DU GÉNOCIDE

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politique mémorielle. Ceux-ci évoluent peu par
la suite. L’État construit en particulier d’imposants mémoriaux dans le cadre de l’organisation annuelle des commémorations du génocide. En 2003, sept sites sont choisis comme
mémoriaux nationaux : Bisesero, Gisozi,
Murambi, Ntarama, Nyamata, Nyarubuye,
Rebero. Parallèlement, des centaines de cimetières et mémoriaux locaux sont érigés par les
associations de rescapés, souvent en lien avec
les autorités. Depuis le milieu des années 2000,
pour des raisons financières, plusieurs lois ont
réglementé ces lieux de mémoire et les institutions publiques sont devenues les gestionnaires de fait de l’ensemble des sites du
génocide.
Notons toutefois que les formes mémorielles changent avec l’internationalisation
de la mémoire du génocide, au début des
années 2000. La nouvelle Constitution rwandaise de 2003 et les nouveaux symboles nationaux, drapeau et hymne, accordent désormais
une place primordiale à l’histoire du génocide.
Celui-ci devient le fondement de la Troisième
République.
En 2002, la construction du mémorial national de Kigali par la Fondation AEGIS, une
institution anglaise dont la mission centrale
est l’organisation de la mémoire de la Shoah,
marque un nouveau tournant. Celle-ci apporte
son expertise et une symbolique mémorielle
du génocide inspirée du modèle commémoratif de la Shoah. S’y ajoute la création en 2008
de la Commission nationale de lutte contre le
génocide, en charge de la mémoire du génocide, dotée d’un budget et d’un personnel
importants. Enfin, une série de lois organisant
la mémoire du génocide, et en particulier les
mémoriaux, est votée à la fin des années 2000.
Au-delà de ces enjeux institutionnels, la
société rwandaise elle-même a évolué depuis
1994. Avec la croissance démographique, la
place des rescapés s’amenuise, représentant
98

désormais moins de 3 % de la population 1.
Surtout, les expressions de la mémoire se
modifient en raison de la place nouvelle accordée aux politiques de réconciliation à partir du
début des années 2000 et du profond bouleversement que connaît le paysage religieux. Le
retour en force du mouvement charismatique
ou du protestantisme évangélique se fait au
détriment de la liturgie laïque des années 1990.
Vingt ans après le génocide, le gouvernement dirigé par Paul Kagamé et le Front
patriotique rwandais semblent hésiter entre
deux politiques. Faut-il continuer à mobiliser la mémoire de l’événement, celle-ci constituant un des principaux piliers de légitimation politique du gouvernement ? Ou faut-il
la démobiliser, dans la perspective d’une nouvelle étape à franchir au niveau international ? La vingtième commémoration s’annonce
d’une intensité particulière, fermant peut-être
un cycle commémoratif. Il serait en effet prévu
de ne commémorer ensuite le génocide qu’une
fois tous les cinq ans.
Rémi Korman, Centre d’études sociologiques
et politiques Raymond Aron (CESPRA), CNRS,
75006, Paris, France.

Rémi Korman est doctorant en histoire au Centre d’études
sociologiques et politiques Raymon Aron (CESPRA) à l’École
des hautes études en sciences sociales (EHESS). Son travail de doctorat traite de la politique de mémoire du génocide
commis contre lesTutsi au Rwanda, de 1994 à 2000. Plus largement, ses recherches portent sur les mémoriaux du génocide,
les pratiques d’inhumation en dignité et les sources d’écriture
de l’histoire au Rwanda. Il anime un carnet de recherche scientifique sur ces questions (http://www.rwanda.hypotheses.
org). (remikorman@gmail.com)
(1) Bien que la fiabilité de cette enquête puisse être mise en
doute, l’Institut national de la statistique du Rwanda a recensé
trois cent mille rescapés du génocide en 2008. Cinq ans plus
tard, le même institut évalue la population rwandaise à dix millions et demi d’habitants. (Institut national de la statistique du
Rwanda, Recensement des rescapés du génocide de 1994 : rapport
Final, Kigali, 2008, 142 p.)

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RÉMI KORMAN

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