Fiche du document numéro 28932

Num
28932
Date
Mercredi 18 mai 1994
Amj
Hms
20:00:00
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
35653
Surtitre
Journal de 20 heures
Titre
Bernard Kouchner : « La France n'a pas fait que des mauvaises choses ! Mais on aide souvent des gens et on utilise souvent les armes que nous avons fournies ou vendues pour le pire »
Soustitre
Personne ne peut actuellement connaître l'ampleur du massacre interethnique des Hutu et des Tutsi.
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Résumé
- The situation in Rwanda: France recommends a summit of heads of state in the region to put an end to the genocide. This is what Alain Juppé said earlier, who also announced a series of measures intended to come to the aid of the thousands of refugees.

- We are talking about 500,000 deaths in six weeks in a country that does not exceed seven million inhabitants. In fact, currently, no one can know the extent of the inter-ethnic massacre of Hutu and Tutsi.

- The only estimate that has been established, based on concrete evidence, is the number of refugees: a total of one million who continuously pour in to all of Rwanda's neighboring countries. In the gigantic Benaco camp, 250,000 refugees are crowded together in conditions that can only lead to epidemics.

- The UN has approved the reinforcement of 5,000 peacekeepers, which will be added to the 500 already present in the country. But is that enough for genocide, for a million refugees?

- Bernard Kouchner: "These are people who fled the massacres and sometimes participated in them. But remember that Kigali, it is a city within which are located islets of hostages permanently threatened with death. There are, inside this city, thousands of Anne Frank refugees, in the cellars, in the roofs, threatened with death! Death lurks permanently. There was, between this orphanage that we tried to evacuate and the airport, 22 militia roadblocks! These militias who had the last word in our negotiations. There are still massacres! We are in the process of assassination! We are in the process of continuing the genocide! Genocide What does that mean ?! It means that we are being killed for who we are, not for what we did. They are looking for the children right now. We are walking on the corpses of children. is a genocide manipulated and done, carried out knowingly by fascists! The fact that it is tropical, this genocide, does not change anything! There was on one side a representation political, not just ethnic. And on the other side, people who have used racism. We started to kill the Hutu Democrats. There are also, on another scale, settling of scores on the other side of the Rwandan Popular Front. Not at all on the same scale! But a dead person is a dead person. So what can we do? May these peacekeepers, I hope, arrive, once again, not too late! Because there is a massacre! There are a lot of them these days. This one is exceptional, this one is a genocide in Rwanda. We should talk about this African policy, that we talk about these gray areas. But let it be explained. And then what ? Do not exaggerate either: France took part in the Arusha accords which were part of the Patriotic Front of Rwanda. France has not done all bad things! We often help people, yes, and we often use the weapons that we have supplied or that we have sold for the worse. And there, it is exceptionally despicable, unbearable, unspeakable! There will of course be an investigation when a UN tribunal is set up for Rwanda. And you will see the responsibilities. I hope that they will obviously be revealed very quickly".
Source
TF1
Fonds d'archives
INA
Type
Transcription d'une émission de télévision
Langue
FR
Citation
[Fin d'un débat entre Bernard Kouchner et François Léotard, animé par Patrick Poivre d'Arvor.]

Bernard Kouchner : […] [inaudible]. Je comprends ! C'est votre responsabilité. Mais théoriquement, c'est une opération internationale ! François Mitterrand a dit lui-même toujours : "Tout avec l'ONU, rien seul". D'accord !

François Léotard : Bien sûr. Bien sûr. Nous sommes en parfait accord sur le sujet.

Bernard Kouchner : Il s'agit…, il ne s'agit pas du tout que la France prenne -- moi j'aurais souhaité, souvent, qu'elle le fasse… Parce que vous avez dit : "Nous avons laissé faire à Vukovar". C'est vrai. Et ça a commencé là. Mais nous n'avons pas laissé faire à Dubrovnik, nous y étions…, je l'avais…

François Léotard : Oui, oui.

Bernard Kouchner : Nous avions protégé la ville. Et la réponse à cela, mais malheureusement c'est trop tard…, pour la prochaine fois -- parce qu'il y aura des prochaines fois et on va en parler pour le Rwanda -- il faut arriver avant les massacres !

François Léotard : À temps. Tout à fait [inaudible].

Bernard Kouchner : Et donc là-dessus, au moins, fondamentalement nous sommes d'accord.

François Léotard : Tout à fait.

Bernard Kouchner : Et je ne crois pas que Bernard-Henri Lévy et ses amis voulaient dire que la France seule fasse la guerre, ça non !

Patrick Poivre d'Arvor : Alors Bernard Kouchner, on…, on…, on…

Bernard Kouchner : Pardon.

Patrick Poivre d'Arvor : On va parler du Rwanda parce que vous en…

Bernard Kouchner : Oui !

Patrick Poivre d'Arvor : Vous en revenez. Un…, un mot quand même juste pour, euh…, vous parler de ces volontaires de "Première urgence" puisqu'à l'instant on vient d'apprendre que le président de la République, euh…, François Mitterrand, vient de leur adresser un mot, euh, de joie, donc, pour exprimer la joie de…, de la France au moment de cette libération… effective, donc, je vous le rappelle depuis 16 heures, environ, à Sarajevo. Ensuite il y a eu le transfert sur un bâtiment militaire. Euh, ensuite, donc, une base aérienne en Italie. Et, euh, d'une minute à l'autre, un décollage pour, euh, Villacoublay avec, euh, un accueil aux alentours de 23 heures. Nous serons, euh, évidemment là.

La situation au Rwanda, il faut en effet en parler parce que la France préconise un sommet des chefs d'État, euh, de la région pour mettre fin au génocide. C'est ce qu'a dit tout à l'heure Alain Juppé, qui a annoncé par ailleurs une série de mesures destinées à venir en aide aux milliers de réfugiés. En attendant les bilans, euh, se succèdent les uns aux autres, sans qu'évidemment on puisse avoir de confirmation. Voilà maintenant qu'on parle de 500 000 morts en six semaines ! C'est un bilan donné par le ministre allemand des Affaires étrangères. Je vous rappelle que le Rwanda ne dépasse pas les sept millions d'habitants. Didier Chauffier.

[Didier Chauffier :] L'agonie d'un homme, il viendra s'ajouter aux 200 000 morts du Rwanda [diffusion d'une scène montrant un homme allongé au sol et agonisant ; une incrustation "Kigali, Rwanda" s'affiche à l'écran]. Certains parlent même de 500 000 victimes [gros plans sur des munitions jonchant le sol puis sur un bus calciné]. En fait, actuellement, personne ne peut connaître l'ampleur du massacre interethnique des Hutu et des Tutsi. La seule estimation qui a pu être établie, d'après des éléments concrets, c'est le nombre de réfugiés : un million au total qui affluent tous les jours, toutes les heures, depuis six semaines [diffusion d'images de réfugiés]. Jetés sur la route, ils déferlent sans interruption vers tous les pays voisins du Rwanda [une carte du Rwanda indique 500 000 déplacés au sud-est du pays en direction de la Tanzanie ; 10 000 et 260 000 au sud en direction du Burundi ; 90 000 au sud-ouest et 10 000 au nord-ouest, en direction du Zaïre ; 8 000 en direction de l'Ouganda].

Ici, nous sommes en Tanzanie, dans le camp gigantesque de Benaco. 250 000 réfugiés s'y entassent dans des conditions qui ne peuvent qu'engendrer les épidémies [diffusion d'une carte de la région avec localisation du camp de Benaco]. Dysenterie, choléra, typhoïde et méningite : la saison des pluies, le manque d'eau potable au pays des Grands lacs et des mille collines accélèrent la contamination [on voit des réfugiés puiser de l'eau souillée dans un lac]. Benaco, c'est la plus grosse concentration de réfugiés que le HCR ait connu dans son histoire.

La France a déjà engagé 20 millions de francs [gros plan sur un enfant recroquevillé dont ont ignore s'il est encore vivant] pour l'action humanitaire au Rwanda [on voit des sacs de riz marqués du drapeau américain]. Une équipe du SAMU Mondial a été envoyée pour les interventions chirurgicales de première urgence [on voit en gros plan un drapeau de Médecins sans frontières]. L'ONU a approuvé le renfort de 5 000 Casques bleus, qui viendront s'ajouter aux 500 déjà présents dans le pays. Mais est-ce suffisant pour un génocide, pour un million de réfugiés ? Et surtout pour apporter un peu d'espoir à ceux qui restent, des enfants pour la plupart qui [inaudible] attendent [gros plan sur le visage d'un enfant qui regarde dans le vide].

[Patrick Poivre d'Arvor interviewe à présent en plateau Bernard Kouchner.]

Patrick Poivre d'Arvor : Bernard Kouchner, il y a 10 jours, nous étions, euh, avec vous dans un avion en direction de l'Afrique du Sud pour, euh…, dire votre joie au moment de l'investiture du Président Mandela. Et puis après l'Afrique du Sud, vous êtes parti vers le Rwanda et là, vous avez découvert ce que peut être l'horreur.

Bernard Kouchner : Oui, l'horreur à l'état brut parce que, ce qu'on vient de voir, c'est ce qui se passe aux frontières. Et…

Patrick Poivre d'Arvor : Et ce qu'on a le droit de filmer parce que, pour l'instant, il est difficile de [inaudible]…

Bernard Kouchner : Je suis heureux que la France fasse, enfin, quelque chose là-bas et j'étais en contact avec Philippe Douste-Blazy à partir de Kigali. Il faut penser à ce qu'on ne peut pas faire au milieu. Là ce sont des gens qui ont fui, qui d'ailleurs ont fui les massacres et parfois y ont participé. C'est comme ça que ça se passe. Mais songez que Kigali, c'est une ville à l'intérieur de laquelle se situent des îlots d'otages menacés de mort en permanence. Certains peuvent être défendus par… les 400 hommes formidables… de l'extraordinaire général Dallaire, qui fait tout et qui est sans doute le représentant de la conscience universelle et de l'honneur de l'humanité. Tout seul avec 400 hommes, il ne peut rien faire ! Il ne peut même pas protéger ses troupes si elles vont patrouiller devant un orphelinat menacé… à l'autre bout de la ville ! Il y a, à l'intérieur de cette ville, des milliers d'Anne Frank réfugiées, dans les caves, dans les toits, menacées de mort ! La mort rôde en permanence. Il y avait, entre cet orphelinat que nous avons tenté d'évacuer et l'aéroport, 22 barrages de milices ! Ces milices qui ont eu le dernier mot dans notre négociation. Car ces milices -- la rue [sic] -- armées, dans une main une machette, dans l'autre une grenade, ouvrant les véhicules de l'ONU. Tout à l'heure François Léotard parlait de l'humiliation des soldats. Je vous assure qu'ils sont humiliés et qu'ils attendent les 5 500 qui vont arriver. Mais vous allez voir ce que va en faire le général Dallaire. Il va faire baisser la tension, je l'espère, s'ils arrivent très vite. Car il y a encore des massacres ! On est en train d'assassiner ! On est en train de poursuivre le génocide ! Génocide, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'on est tué pour ce qu'on est, pas pour ce qu'on a fait. C'est-à-dire que les enfants…, ils cherchent les enfants en ce moment. On marche sur les cadavres d'enfants… Dans l'herbe on trouve des têtes d'enfants décapités qui ont six ans, huit ans, deux ans. On raccourcit les enfants à la machette. Pourquoi ? Parce qu'on en a tellement tué…, on en a peut-être -- ô, dernier symptôme d'humanité -- un peu de remords [sic]. Alors on se dit qu'il faut que l'enfant meure aussi pour ne pas venir…, pour ne pas qu'il puisse venir vous le reprocher ou reprendre la maison qu'on a pillée et kidnappée. C'est ça ! Alors d'un côté on dit : "C'est une… lutte ethnique". C'est vrai et c'est faux ! On a voulu… faire que ces Tutsi, qui sont 10 %, contre ces Hutu, 90 %, ce soit la seule explication. C'est pas vrai. C'est un génocide manipulé et fait, exécuté sciemment par des fascistes ! Le fait qu'il soit tropical, ce génocide, ne change rien ! Il y avait d'un côté une représentation politique, pas seulement ethnique. Et de l'autre côté des gens qui se sont servis du racisme. Purification ethnique là aussi, nous y sommes !

Patrick Poivre d'Arvor : Parce qu'il faut dire qu'il y avait des…, des Hutu qui étaient pour une collaboration avec des Tutsi. Et ceux-là ont été pourchassés.

Bernard Kouchner : Et non seulement ça ! On a commencé dans cette nuit du 7…, du 6 au 7 avril, à tuer les Hutu ! L'ethnie majoritaire. À tuer les Hutu démocrates. Et ceux-là ont été éradiqués, disparus ! Certains se cachent encore on ne sait où, mais on ne peut pas aller les chercher ! C'est-à-dire des milliers d'Anne Frank, encore une fois, qui attendent la mort ! Alors qu'est-ce qu'on peut faire ? Attendre ? Non, c'est pas possible. Ils vont mourir, ils continuent d'être assassinés. Et je parle de Kigali. Je peux vous parler des autres régions. Et je ne prends pas parti entre les bons et les méchants complètement. Il y aussi, à une autre échelle, des règlements de compte de l'autre côté du Front populaire rwandais. Pas du tout à la même échelle ! Mais un mort est un mort. Et donc, qu'est-ce qu'on peut-on faire ? Que ces Casques bleus, chargés de la mission de protection humanitaire… Ça veut dire quoi ? Oui, ça veut dire quand on en a besoin donner à manger, du riz, en effet, sur lequel on a ironisé ! Eh ben, ils en ont besoin parce qu'ils crèvent de faim ! Et ceux-là qui seront nourris seront protégés, j'espère, si les Casques bleus arrivent. Encore une fois, vous le disiez à François Léotard, pas trop tard ! Parce que, en somme, et j'en m'arrête [sic], il y a un massacre ! Il y en a beaucoup ces temps-ci. Celui-là est exceptionnel, celui-là est un génocide au Rwanda. Alors on attend d'avoir des images, que les journalistes au péril de leur vie fassent leur métier ? Quand on le sait, c'est déjà trop tard, l'indignation monte, alors on commence à bouger. Et ce qui n'était pas possible, c'est-à-dire trouver des hommes volontaires, une espèce de… force d'action rapide, de l'humanitaire, de la protection qui serait disposée par continents sous le drapeau de l'ONU. Une force, les pompiers avant le feu ! Alors on dit toujours : "Il n'y a pas d'hommes, il n'y a pas d'argent, il n'y a pas de volonté politique". Et puis toujours après le massacre, on trouve les hommes ! On trouve l'argent ! Ça coûte beaucoup plus cher. Et la volonté politique se manifeste timidement. Seulement les gens sont morts. C'est comme à Sarajevo. Quand comprendra-t-on que ce qu'on veut, à la fin de ce siècle, c'est une force d'action rapide des Nations unies pour empêcher les massacres ? Pas pour venir se lamenter après !

Patrick Poivre d'Arvor : Alors il y a la responsabilité des belligérants, de ceux qui se font la guerre -- ce n'est même plus la guerre --, de ceux qui se massacrent. Et il y a quand même la responsabilité internationale. Euh…, avant-hier [16 mai], ici même, nous recevions un responsable de Médecins… sans frontières, qui se trouve à Kigali, et qui disait que Paris, longtemps, avait soutenu la faction au pouvoir, euh, qui a donc été décimée depuis, début, euh, avril. Est-ce que vous sentez quand même cette culpabilité ?

Bernard Kouchner : Bien sûr ! C'est vrai qu'il n'y a pas lieu d'être fier. Bien sûr ! Et il faudrait très ouvertement que ce débat ait lieu, comme la "liste Sarajevo", qu'on en parle de cette politique africaine, qu'on parle de ces zones d'ombre, qu'on parle des nécessités, aussi peut-être, d'en passer par là parfois ! Mais qu'on l'explique. Et puis quoi ? Faut pas exagérer non plus : la France a participé aux accords d'Arusha qui, au contraire -- ce reproche a été fait ensuite et explique peut-être les massacres --, faisaient la partie belle au Front populaire…, au Front, euh…, patriotique du Rwanda.

Patrick Poivre d'Arvor : Patriotique…

Bernard Kouchner : La France n'a pas fait que des mauvaises choses ! Mais il est vrai… que nous avons soutenu par des accords de coopération qui existent et qu'il faut bien respecter… Ou alors il faut changer tout ! Ou alors il faut pas qu'il y ait des rapports précisément spéciaux avec les pays africains, que les droits de l'Homme soient appliqués en permanence. Moi je le souhaite infiniment, je l'ai demandé 25 fois ! Mais dans ces conditions on aide souvent des gens, oui, et on utilise souvent les armes que nous avons fournies ou que nous avons vendues pour le pire. Et là, c'est exceptionnellement ignoble, insupportable, inqualifiable ! Un des crimes… Il y aura enquête bien entendu -- un jour ! -- lorsqu'un tribunal de l'ONU sera constitué pour le Rwanda. Et vous allez voir les responsabilités. Je souhaite qu'elles soient évidemment très vite dévoilées.

Patrick Poivre d'Arvor : Bernard Kouchner, je vous remercie d'être venu témoigner, d'être venu surtout crier parce que… 500 000 morts, aujourd'hui, c'est atroce et ça se passe vraiment à…, à quelques kilomètres…, quelques centaines kilomètres de Nairobi, là où tout le monde peut atterrir.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024