Résumé
Sans réduire la singularité des rescapés à une manière d'être et d'expression uniques, et sans couvrir toute la complexité et la diversité de leurs expériences, on trouve des spécificités dans la parole de celles et ceux qui au Rwanda, pour avoir été là en 1994, pour avoir été pourchassés et échappés aux massacres, se racontent. Peut-être six spécificités principales, trois dans la forme, trois dans le fond. Une parole d'abord souvent portée par des femmes, celles qui survécurent le plus aux tueries, et où se confond un ton de murmure d'une délicatesse déconcertante, s'excusant presque d'exister face pourtant à la démesure de la violence subie et au courage d'y survivre. Une parole dévastée par la solitude, celle d'une douleur physiquement et émotionnellement incandescente qui les isole, prise dans le paradoxe d'un sentiment de paralysie face au manque de mots et à l'énigme de l'événement, et pourtant dévorée par le désir de se faire entendre : une parole qui réclame du temps et se répète. Une parole enfin, malgré des amnésies dissociatives, marquée par un sens du détail presque autistique, d'une mémoire “eidétique”, photographique, extraordinaire des massacres. Une parole qui a aussi ses buts : la lutte contre l'indifférence, la transmission d'une Histoire universelle qui passe par l'intime dans l'espoir que le passé ne se rejouera pas et qui veut rappeler la présence d'un océan de défunts incomparable mais dont une partie du deuil est possible grâce au travail de mémoire. Là où raconter est une lutte contre l'ultime disparition, le désir ardent, indispensable, de rappeler aux tueurs qu'ils n'ont pas réussi à tuer complètement ceux qui demeurent vivants, ni à tuer complètement ceux qui sont morts. Ceux que le génocide a voulu ravir de leur dignité jusqu'à la moindre trace, de leurs habits jusqu'aux pierres de leurs maisons, mais contre la volonté duquel les mots se dressent pour attester de l'existence et de l'humanité.