Résumé
[Christine Ockrent interviewe Boutros Boutros-Ghali en duplex de New York.]
- Christine Ockrent : Monsieur le secrétaire général, vous avez soutenu avec vigueur l'intervention française au Rwanda malgré l'opposition de l'Organisation de l'unité africaine, les réticences du Conseil de sécurité et l'hostilité ouverte du Front patriotique rwandais. Vous ne craignez pas d'apporter ainsi votre caution à une intervention aussi controversée ?
- Boutros Boutros-Ghali : En premier lieu je pense que cette opposition a été extrêmement exagérée. Et je dirais en second lieu qu'une fois qu'une décision du Conseil de sécurité a été adoptée cette résolution fait loi. Et tous les États membres doivent respecter cette résolution.
- Christine Ockrent : Vous nous confirmez donc bien qu'il s'agit d'une intervention dans le cadre des Nations unies même si elle n'a pas fait l'objet d'une demande du pays concerné ou même de l'une des parties en cause ?
- Boutros Boutros-Ghali : Oui, certainement. Ça a lieu dans le cadre des Nations unies. C'est une intervention humanitaire qui est en coordination, en coopération avec les Nations unies. Elle est limitée dans le temps pour jusqu'à ce que nous puissions, euh, trouver les troupes nécessaires pour continuer cette action en faveur de la paix au Rwanda.
- Christine Ockrent : Précisément est-ce que vous ne craignez pas que cette intervention française retarde encore l'envoi de ces fameux 5 500 Casques bleus que vous réclamez depuis des semaines et que personne ne veut envoyer ?
- Boutros Boutros-Ghali : Je ne pense pas. Au contraire je pense que la présence de la France va encourager certaines nations à envoyer des troupes. Et une fois que la mission de la force multinationale sera terminée, nous pourrons discuter avec les troupes qui restent sur place pour continuer l'action des Nations unies.
- Christine Ockrent : Paradoxalement les troupes qui sont sur place, donc la MINUAR sous le commandement du général canadien Dallaire, à dû réduire ses effectifs et renvoyer des Casques bleus africains francophones de peur de mesures de rétorsion à la suite de l'intervention française.
- Boutros Boutros-Ghali : C'est une précaution que nous avons prise. Nous avons eu une opération similaire en Somalie où nous avions les forces des Nations unies qui étaient à ce moment des forces pakistanaises. Et nous avions des forces multinationales qui sont venues, qui ont coexisté avec les forces des Nations unies, c'était les "Unified command" sous commandement américain. Et au bout d'une certaine période déterminée, ils se sont retirés et nous avons pris la relève.
- Christine Ockrent : Vous savez que parmi les critiques que l'on entend beaucoup en France et ailleurs sur cette intervention, certains soulignent que la France n'est pas neutre dans l'affaire rwandaise, que cette intervention peut avoir des conséquences très négatives, y compris sur les populations civiles et même encourager les Hutu, longtemps soutenus par les Français et qui ont été aussi les pires massacreurs.
- Boutros Boutros-Ghali : Face à un génocide nous devons intervenir quelles que soient les accusations qui peuvent venir de part et d'autre. Et je veux exprimer ma gratitude au gouvernement français et au peuple français d'avoir agi pour arrêter un génocide qui est commis au Rwanda depuis plus de deux mois dans l'indifférence de la communauté internationale !
- Christine Ockrent : Dans l'indifférence de la communauté internationale, dans l'indifférence aussi des pays africains. Vous êtes Africain Monsieur Boutros-Ghali…
- Boutros Boutros-Ghali : Mais certainement ! Mais la communauté de ces pays africains sont membres de la communauté internationale et ils sont responsables.
- Christine Ockrent : Et donc vous n'êtes pas déçu par l'attitude de l'OUA ?
- Boutros Boutros-Ghali : Non, l'OUA a essayé ! L'OUA a pris une position avant l'adoption de la résolution. Avant l'adoption d'une résolution, il est normal que l'on écoute le point de vue de ceux qui s'opposent à la résolution. C'est ça le système démocratique ! Et parmi ceux qui s'opposaient, l'OUA a essayé d'expliquer son point de vue. Mais la décision a été prise, cette cette résolution fait loi ! Et elle est plus importante que toutes les autres décisions ! Elle a une valeur obligatoire pour tous les États membres !
- Christine Ockrent : Il y a aussi la réalité politique et militaire du terrain : on sait que le Front patriotique rwandais est violemment hostile à cette intervention. Il contrôle les deux tiers du territoire. Est-ce qu'on peut imaginer une solution politique à terme, alors que le Front patriotique rwandais est contre ?
- Boutros Boutros-Ghali : Mais je ne suis pas tout à fait d'avis que le Front patriotique est contre. J'ai des informations que des négociations vont commencer et je suis certain que ces négociations vont aboutir à une solution. J'ai nommé un nouveau représentant spécial, qui était l'ancien secrétaire permanent des Affaires étrangères pakistanaises, Shahryar Khan. Il est ici à New York, qu'il va quitter dans les prochaines heures pour le Rwanda et il va s'atteler au problème de la réconciliation et il va s'atteler au problème de la mise en œuvre des accords d'Arusha, s'il faut certaines modifications à ces accords, pour trouver une solution politique au problème ! Cette action coexiste avec la présence onusienne et avec la présence multinationale dirigée par la France.
- Christine Ockrent : Si je vous comprends bien le Front patriotique rwandais participe donc à ce processus ?
- Boutros Boutros-Ghali : Mais certainement qu'il va participer, c'est une partie prenante !
- Christine Ockrent : Le prix Nobel de littérature nigérian, Wole Soyinka, vient de décrire avec des termes d'une grande franchise le Rwanda comme "un pays abattoir", "une nation cliniquement morte". Et il dit qu'il faudra avoir le courage de revoir en Afrique et peut-être ailleurs ces frontières internationales parfois tracées de façon tellement arbitraire du temps des colonies. Quelle est votre réaction ?
- Boutros Boutros-Ghali : Moi je suis pour le maintien du statu quo du uti possidetis qui a été adopté en 1963 par l'Organisation de l'unité africaine : les frontières peuvent être injustes mais vouloir réviser les frontières c'est permettre des guerres interminables dans le continent africain, c'est encourager un micro-nationalisme qui risque de diviser l'Afrique encore plus qu'elle ne l'est.
- Christine Ockrent : Qu'est-ce que vous pouvez faire pour avoir à votre disposition une force d'intervention permanente, une espèce d'armée préventive des Nations unies qui, peut-être en cette fin de siècle, essaierait d'empêcher tous ces conflits qui s'éternisent et que les Nations unies n'arrivent pas à résoudre où que ce soit ?
- Boutros Boutros-Ghali : Non, je pense que les Nations unies sont arrivées à résoudre des problèmes ! Elles sont arrivées à résoudre des problèmes au Salvador, au Cambodge, dans une grande mesure en Somalie, je dirais même en ex-Yougoslavie ! Que nous ayons des difficultés à trouver des troupes onusiennes, que nous ayons des problèmes financiers, que nous ayons des problèmes logistiques ne doit pas constituer d'obstacle à notre action ! Maintenant, je ne pense pas que la communauté internationale est prête à accepter l'existence de forces onusiennes permanentes. Par contre, elle peut mettre à la disposition des Nations unies des forces nationales qui participeraient à une opération de maintien de la paix et qui retourneraient, une fois l'opération terminée, dans leur pays respectifs.
- Christine Ockrent : Vous pensez qu'on en prend le chemin quand on voit l'incroyable difficulté à mobiliser les pays membres des Nations unies pour envoyer des Casques bleus, au Rwanda par exemple ?
- Boutros Boutros-Ghali : Je pense qu'il y a des hauts et des bas. Nous avons passé par des périodes de haut : il était facile d'obtenir 28 000 hommes en Somalie, d'obtenir un budget d'un milliard de dollars pour le Cambodge, d'obtenir une présence de policiers au Salvador. Maintenant nous passons par une période difficile où nous devons lutter contre un néo-isolationnisme. Mais je suis certain que ça va passer. La communauté internationale va se rendre compte qu'elle a besoin des Nations unies, qu'elle a besoin des Nations unies fortes et des Nations unies qui puissent disposer rapidement de forces pour maintenir la paix et parfois même pour imposer la paix à certains États ou à certaines factions.