Résumé
- Renaud Girard : "Je considère que l'intervention française au Rwanda n'est pas dans l'intérêt de notre pays. Je considère d'abord qu'elle est tardive parce que j'étais le 10 avril à Kigali lorsque les parachutistes français étaient là pour sauver les Français et les autres Européens. Travail qu'ils ont fort bien fait. Mais les massacres se déroulaient devant leurs yeux et ils ne sont pas intervenus. Alors pourquoi ne sont-ils pas intervenus lorsque les massacres commençaient et que les parachutistes français étaient là ? Deuxièmement je la trouve très mal venue cette intervention parce qu'elle est refusée non seulement par les pays autour, par l'OUA, et par le parti politique qui contrôle déjà les deux tiers du territoire. Or ce parti politique, le FPR, on ne sait pas si ce sont des anges ou des démons. Mais en tout cas ils n'ont pas commis de massacres de manière avérée. Alors que les autres ont massacré. Je pense aussi qu'il y a une double méprise et qu'il ne faut pas se mettre dans ce piège. Double méprise parce que les Hutu croient que les parachutistes français vont intervenir pour les sauver alors que le FPR croient que les Français vont venir pour les contrer. […] Donc nous allons aller là-bas, personne ne va comprendre notre mission. Chacun va attendre quelque chose de différent. Vous savez : 'Errare humanum est, perseverare diabolicum', c'est diabolique de persévérer dans l'erreur. Nous avons été là-bas en 90. Personne peut nous expliquer aujourd'hui pourquoi nous sommes allés dans cette galère. Pourquoi nous sommes allés intervenir dans une ancienne colonie belge ! Les Français n'ont jamais été au Rwanda ! Ça a été d'abord une monarchie tutsi, ensuite une colonie allemande, ensuite une colonie belge. Qu'est-ce qu'on est allé faire là-bas ? On a envoyé jusqu'à 700 hommes. On s'est trompé, on a soutenu une garde présidentielle à un régime qui, ensuite, a commis des massacres. On est parti en août 93 pour être remplacé par l'ONU. L'ONU a certes mal fait son travail. Mais pourquoi revenir, pourquoi nous enferrer ? On a fait une erreur, il faut la reconnaître. Mais il ne faut pas la renouveler. […] La France va intervenir dans un pays pour empêcher le FPR de prendre le pouvoir parce que le chef du FPR dit : 'Vous m'empêcher de faire mon boulot'. Le FPR contrôle les deux tiers du pays. Pour le moment il n'a pas prouvé qu'il était anti-démocratique. Il est chez lui, il veut régler ces problèmes. C'est pas lui qui a commencé, c'est la garde présidentielle, c'est le régime du Président Habyarimana qui a tué en premier leur propre Premier ministre hutu et les Casques bleus belges. Et on va jouer les gendarmes. Une seconde fois on s'enferre dans l'erreur. […] Les Français qui très facilement auraient pu rétablir la situation le 10 avril lorsqu'ils étaient là, ils n'ont rien fait. Pourquoi les faire revenir ? Pas eux ! D'autres, les Sénégalais par exemple. Les Anglais pourquoi pas. Mais pas les Français. […] Au lieu de faire une demi-intervention, il faudrait mieux aujourd'hui réfléchir une fois pour toutes, se dire que maintenant il faut créer une vraie armée internationale de l'ONU qui puisse intervenir dès que le secrétaire général le demande. Et pas une armée de Casques bleus faible. Il y avait au Rwanda lorsque les massacres ont commencé des Bangladeshis qui n'avaient rien à voir avec la situation du pays, qui étaient là pour gagner une bonne solde en dollars. Et il y avait des Belges qui étaient paralysés car récusés comme ancienne puissance coloniale par les Hutu. Donc qu'on fasse une armée de Casques bleus puissante, organisée, que l'ONU arrête ses maladresses d'envoyer des Bangladeshis ou des Belges au Rwanda. Et qu'enfin cette armée de la prévention des génocides et des massacres soit montée à l'ONU. […] Pas un seul kilogramme d'aide humanitaire française n'est pour l'instant parvenue à Kigali. Pas un seul kilogramme alors qu'il y a 4 000 tonnes qui sont débloquées. Parce que le FPR est tellement hostile à la France, à cause de sa politique passée, qu'il n'accepte pas l'aide humanitaire de la France ! Il accepte l'aide humanitaire des organisations françaises privées, comme Pharmaciens sans frontières. Ou bien le FPR a accueilli l'initiative de Bernard Kouchner d'ouvrir ce corridor humanitaire pour l'échange des Tutsi et des Hutu d'une zone à l'autre. Ça a commencé à marcher puisqu'il y a plus d'un millier de Tutsi qui ont pu quitter l'hôtel des Mille Collines et l'église de la Sainte-Famille. De même Bernard Kouchner a obtenu l'accord du FPR et de l'état-major rwandais pour l'évacuation des orphelins de Marc Vaiter, ce Français qui a eu le courage de rester avec ces orphelins le 11 avril dernier. Donc ces efforts privés comme ceux de Bernard Kouchner ou de Pharmaciens sans frontières fonctionnent ! Mais le FPR est tellement hostile à la France qu'il ne veut même pas des camions de l'aide humanitaire française ! […] Nos buts ne sont pas clairs. Or je pense qu'il ne faut jamais envoyer des soldats sans une mission claire sur le terrain, sans un objectif politique que tout le monde puisse comprendre. Je crois que là nous n'avons pas un objectif politique, nous n'avons pas un terme à cette mission militaire et nous n'avons pas une mission à donner à nos soldats sur le terrain. Et je crois que c'est le type même d'intervention militaire dangereux".
- Pierre Pradier : "Le problème est d'une telle importance qu'il mérite débat. Et il n'est pas très étonnant que des opinions assez divergentes puissent se faire jour. Au moment où on en est en train de faire de la distribution des prix, de la distribution des mauvais points, de tenter de renvoyer chacun à ses responsabilités, je crois que tout ça n'est plus de mise ! Il y a aujourd'hui entre 300, 400, un millier, peut-être plusieurs milliers, de femmes, d'enfants ou de civils qui sont assassinés au quotidien. On n'en est plus maintenant à savoir si comment ou pourquoi ces choses-là sont nées ou se sont développées. Aujourd'hui, il faut arrêter ! Une seule urgence : arrêter ces massacres ! Alors est-ce que l'intervention de l'armée de la France est le meilleur moyen ? Peut-être pas ! En tout cas, il faudra bien que quelqu'un aille pour arrêter le bras des meurtriers. Les Français et tout le monde entier aimeraient bien qu'il y ait là une espèce de volonté internationale qui se fasse jour et que d'autres pays que le nôtre puisse faire ce travail là. Il n'empêche : si aujourd'hui et si depuis plusieurs semaines personne ne veut y aller, alors, malgré l'extrême danger que cela comporte, danger politique, malgré les interprétations ou les éventualités de risques, aujourd'hui, véritablement pas d'état d'âme : il faut arrêter le bras des meurtriers. […] On est devant une entreprise génocidaire qui continue ! Car au fur et à mesure que les troupes gouvernementales reculent devant l'avancée du FPR les villages deviennent "Tutsirein" ! Il ne reste plus un Tutsi vivant ! Il n'est pas question que la France aille mettre son grain de sel pour savoir lequel des deux partenaires doit gagner. Il semble bien quand même, on le voit depuis plusieurs semaines, que le FPR est en train de gagner la totalité du pays. Il est particulièrement difficile de sauver les populations civiles tout en ne prenant pas parti entre les deux adversaires. Pourtant c'est le challenge qui nous est laissé. D'autres pays européens ou au mieux africains devraient accepter de faire ce travail à nos côtés. C'est quand même le salut de ces populations civiles qui reste notre premier souci. Enfin c'est un souci humanitaire. […] Il ne s'agit pas de partir flamberge au vent sous les remparts d'Orléans avec un étendard blanc ! Simplement, si d'autres voulaient bien être à nos côtés, je pense que les Français et le monde entier en seraient tout à fait contents. Mais jusqu'à présent l'Italie avait proposé 800 hommes et puis brusquement voilà qu'ils disparaissent, nos amis britanniques également sont restés remarquablement discrets, l'ensemble de la communauté internationale n'a pas du tout envie d'y mettre un demi-doigt ! […] Aux dernières nouvelles l'ensemble de l'aide humanitaire, et en particulier celle que le Quai d'Orsay prévoyait de livrer à Kigali, reste coincée de l'autre côté de la frontière, sur la frontière ougandaise, sans qu'aucune pénétration n'ait pu se faire. Et ce malgré les efforts extrêmement louables de fonctionnaires du Quai d'Orsay qui se sont déplacés sur le terrain. Je crois que probablement c'est une espèce de mesure de rétorsion politique. […] Je pense que le Parlement européen lui-même aura probablement à peser de tout son poids pour que l'Europe demande la constitution et appuie cette constitution et alimente cette constitution d'une armée internationale. […] Je ne suis pas sûr que les bons sentiments fassent de la bonne politique. Il n'empêche que là, on n'en est plus aux bons sentiments, on en est véritablement au génocide. Et c'est vrai que les initiatives privées, je pense en effet aux organisations non gouvernementales comme Pharmaciens sans frontières, comme Médecins du monde qui sont sur place et qui travaillent avec beaucoup d'ardeur, probablement vont y rester. Même si pendant quelques jours elles sont amenées à se remettre sur la frontière pour encourir moins de risque. En tout cas je pense que l'opinion française sait l'importance de ces massacres. Elle sait aussi tout ce qui pourra être fait à n'importe quel prix pour arrêter le génocide. Même si ça fait courir des risques politiques".